Antoine Renard
Antoine Renard questionne la réalité des usages numériques et du web en particulier, qu’il met en relation avec des problématiques techno-politiques contemporaines. En s’appuyant sur une esthétique liée aux écrans, aux flux et aux signes, il élabore un travail de scrutation du monde dans lequel se croisent capitalisme néolibéral, psychologies dégénérescentes et biotechnologies. Depuis 2013, il co-dirige avec Clémence de la Tour du Pin l’espace Center situé à Berlin. Il présente avec « Resource Operations » une exposition en deux volets et en simultané : l’une à Tlön (Nevers), l’autre chez In extenso (Clermont-Ferrand).
Votre travail développe un univers particulièrement pessimiste, au niveau du sens et des évocations mais aussi par l’adoption d’une trame visuelle relativement sombre. Vous vous appuyez également sur des figures de la dégénérescence psychologique, sur une approche bactérienne ou parasitaire, puis, au final, vous passez par une organisation spatiale relativement chaotique. De quelle façon percevez-vous la nature sombre de ce que vous présentez ?
Oui, ces derniers temps, j’ai beaucoup traité du thème de la maladie et de la dégénérescence. Tout a commencé il y a deux ans, quand je suis tombé sur ce livre de Gerald Hüther, Biologie de la peur, qui traite du psychologique par le biologique. Il s’agissait de déterminer de quelle façon fonctionne la peur et comment on pouvait l’utiliser de façon constructive. Le problème avec la peur c’est qu’elle prend le pas sur la confiance et l’espoir ; un voile se pose sur les choses et complique une prise de décision réfléchie. Je pense que l’un des enjeux aujourd’hui est de « domestiquer » la peur en la déconstruisant pièce par pièce, ou en apprenant à l’« apprécier ». On peut aussi percevoir des traces de cette domestication de la peur dans des civilisations passées, à partir des pratiques occultes, de la prise de plantes hallucinogènes, ou de la transe. Il s’agit dans tous les cas de visiter un endroit invisible, dangereux et nécessaire. En 2012, j’ai publié un recueil de textes écrits par des adolescents qui traitait de leur expérience avec une plante aux effets hallucinogènes puissants, la datura stramonium, (Oh Rats !, It’s deceiving, publié chez Broken Dimanche Press). Je me demandais pourquoi tous ces jeunes étaient prêts à risquer leur vie pour quelque chose qui ne procure aucun plaisir : est-ce une forme de résistance ?
On perçoit également une approche qui consisterait à évoquer des systèmes de croyance, en particulier à Tlön, où l’on passe par un parcours processionnel pour arriver à un écran au caractère hypnotique. Celui-ci pourrait s’apparenter à un objet de culte, à une nouvelle idole. Le t-shirt que l’on rencontre par la suite suggère une croix mais peut-être aussi un pentagramme satanique. De quelle façon appréhendez-vous ce rapport à la croyance, à l’ésotérisme même ?
D’une manière générale, je suis très intéressé par l’idée de culte et par les pratiques ritualisées. Une grande partie de mes recherches porte sur la manière dont culture, science et politique peuvent se chevaucher et générer un dialogue. Selon moi, beaucoup de signes laissent à penser que nous sommes entrés dans une nouvelle phase du modèle capitaliste, peut-être même dans sa phase finale, avec la robotique, les big data, l’émergence des fake news ainsi que l’ubérisation des codes du travail. Tout ceci me laisse à penser que nos sociétés sont à la recherche de nouveaux modèles. Comment s’orienter dans ces bouleversements ? À une époque où tout discours alternatif finit par se faire récupérer par le marché ou à s’essouffler de lui-même, quels sont les modes de pensée susceptibles de résister à la récupération ou, tout du moins, comment ressortir intacts des tentatives de récupération par le marché ? Il me semble alors que la croyance est une arme extrêmement solide, la vérité se trouve peut-être en nous, quelque part, il suffit d’apprendre à s’écouter soi-même, dans nos sociétés où tout est fait pour détourner l’attention que l’on porte à soi, où il s’agit toujours de générer de l’envie, étant donné que le capitalisme fonctionne par addiction, par sensation de manque. La pratique de la croyance par la méditation est l’exact opposé, il s’agit d’une recherche intérieure, d’une écoute de soi. Aussi, il semble que la manière avec laquelle nous consommons l’information n’a plus vraiment d’influence sur le savoir « actuel » que nous pouvons en tirer, il sert plutôt à générer de l’émotionnel, du pathos, ce qui est intéressant car contrairement au data, l’émotionnel ne peut pas être valorisé en argent comptant. Jusqu’à présent il est impossible de monnayer nos émotions mais, en revanche, il est possible d’utiliser ces émotions pour faire agir les gens.
Il y a chez vous la volonté de rejeter un système. Pour autant, on a également le sentiment que votre approche critique est plus astucieuse qu’il n’y paraît de prime abord, dans la mesure où, par exemple, vous faites des compromis avec la technique : vous semblez utiliser celle-ci à votre avantage, comme pour dire que pour contraindre un système, le mieux est encore de l’intégrer. Si vous vous portez au-delà d’un activisme « traditionnel » en proposant un autre genre de « critique », comment cependant percevez-vous votre rapport à la technique ?
Mon travail emprunte très souvent à des événements liés à l’actualité, j’utilise principalement des faits divers récents comme matrice conceptuelle pour mes installations, qu’il s’agisse d’articles de blogs, de mythes urbains ou d’événements géopolitiques. Mon travail trouve sa source dans un espace-temps contemporain. Mes références s’accumulent à la manière d’un news feed de médias sociaux, l’information se déroule article après article, dans une apparente anarchie qui finit par faire sens suite à certains événements cruciaux. Il suffit de passer un peu de temps sur Facebook pour comprendre certains mécanismes liés à l’ère numérique : chaque article traite de questions extrêmement complexes en les simplifiant à l’extrême. La plupart du temps les gens ne lisent que les titres des articles ou les trois premières lignes avant de mettre un « like » ou de « partager », sans vérifier la véracité des sources ; les médias visent donc des gros titres pour expliquer des problèmes d’une complexité extrême, de manière à ce que chacun finisse par avoir une opinion très tranchée très rapidement. Leur opinion devient force de vote, nous avons clairement vu ces mécanismes en action avec le Brexit et Trump. Plus le monde se complexifie, plus les articles se simplifient. Je pense que nous assistons actuellement à un rapprochement entre le politique et l’entertainment. En ce sens, mon travail reflète ces mécanismes, l’apparente littéralité de mes agencements cache une forme de perversion : elle vise à donner le sentiment au visiteur qu’il est en total contrôle de la situation afin de mieux l’emmener dans des schémas de pensée plus profonds, où contradiction et ambivalence règnent en maître. Mon travail n’a pas pour but de critiquer un système mais plutôt de mettre en évidence ces schémas psychologiques, en inventant ma propre réalité, ma propre histoire alternative. L’idée étant de s’approprier cette technologie, de la rendre accessible et compréhensible par tous, de la libérer de la tutelle politique ou commerciale au profit de l’imagination de chacun.
D’un point de vue formel, vous adoptez une sémantique visuelle qui articule des notions d’intériorité et d’extériorité, par exemple lorsque vous figurez des grilles ou des structures évoquant des machines mises à nu, ou bien lorsque vous vous intéressez à une idée de la circulation. Comment percevez-vous ces notions dans votre travail ? N’est-ce pas une façon de figurer le monde matériel, au regard d’un monde que l’on clame aujourd’hui être immatériel ?
L’enjeu de la guerre de l’information est avant tout de faire circuler de l’information. Il s’agit d’abord d’avoir le contrôle des circuits dans lesquels transite cette information. L’information est immatérielle mais les structures qui font circuler cette information sont bien réelles. Il y a de puissants lobbies derrière chaque algorithme qui redistribue l’information, et il est souvent très difficile de remonter à la source de chaque information. L’image même d’Internet, avec le dark web, contient une forme d’occultisme, ou une forme intérieure et extérieure. S’il y a un dark web, il doit y avoir un bright web. C’est un peu comme assister à une bataille épique du savoir contre l’ignorance, du clair contre l’obscur, sans savoir dans quel camp se situe l’un ou l’autre. Cette dimension est fascinante, elle rompt radicalement avec les anciennes structures technocrates et libérales des vingt ou trente dernières années.
Par ailleurs, pouvez-vous revenir sur le rapport entre bio et technique tel qu’il apparaît dans votre travail ? Notamment au regard des discours portant sur l’assimilation par l’homme de la technique, afin d’en prolonger les modes d’existence ?
Je me demande parfois qui assimile qui. Est-ce l’homme qui assimile la technique, ou l’inverse ? Est-ce l’homme qui fait le langage, ou le langage qui fait l’homme ? Je n’ai pas de réponse à cette question, je me méfie des discours liés au transhumanisme, car ils vont de pair avec des concepts accélérationnistes et l’illusion que la technologie va nécessairement « illuminer » l’homme, ce qui pour le moment est loin d’être le cas. On assiste même à l’exact inverse.(Image en une : Antoine Renard, Shaun, 2016. Résine polyester, terre et fleurs synthétiques, tissu, feuille d’aluminium et sacs en plastique, 200 × 55 × 19 cm. Photo : Sylvie Chan-Liat. Courtesy Antoine Renard ; Valentin, Paris.)
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