Geert Lovink : « Pas une seule génération ne s’est élevée contre Zuckerberg »

par Ingrid Luquet-Gad

Les époques du Web s’égrènent et se succèdent : Web 1.0, Web 2.0, Web 3. Nous avons beau les compter, les classer, voire tenter d’en schématiser les traits dominants, esthétiques, techniques et idéologiques, cette périodisation nous parle peu. Peut-être parce que la plupart d’entre nous avons passé les trois dernières décennies en immersion dans ce milieu, un liquide amniotique dont nous peinons à présent à apercevoir les reliefs. Certainement aussi parce que cette tâche généalogique cherche encore ses marques dans la sphère francophone, alors même qu’elle permettrait, à l’orée d’une nouvelle ère d’Internet, la troisième du nom, de tenter de tirer quelques leçons des précédentes. Geert Lovink est activiste, auteur et chercheur. Le Néerlandais est aussi et surtout théoricien des médias et historien d’Internet, deux disciplines qu’il embrasse parce qu’elles restent encore à inventer. Actif depuis les années 1980 auprès de différents collectifs, il est depuis 2002 à l’origine d’une série de livres consacrés à ce qu’il nomme une « critique culturelle d’Internet » [Critical Internet Culture]. D’une ampleur encyclopédique mêlée à une précision quasi anthropologique et servie par une lucidité engagée, un nouveau genre s’invente et s’écrit à mesure. Dans le champ discursif francophone, la traduction de ses ouvrages fait encore défaut cruellement et les concepts manquent à notre appareillage théorique au moment même où se profilent de nouveaux défis obscurs, opaques et souvent anxiogènes. Nous publions ici un extrait en français d’une interview menée avec Geert Lovink en avril 2024 dans le cadre de son invitation à la chaire internationale de l’École universitaire de recherche ArTeC de l’université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis(1). 

Lou Fauroux, To whom it may concern, there will be tears in my Hennessy, 2024 (film still).
Courtesy de l’artiste et Exo Exo.

Ingrid Luquet-Gad : Depuis le début de vos recherches, vous travaillez à une « critique culturelle d’Internet ». C’était même déjà le titre de votre thèse de doctorat soutenue en 2002 qui s’intitulait Dynamiques d’une critique culturelle d’Internet (1994-2001) [Dynamics of Critical Internet Culture (1994-2001)]. Aujourd’hui, vous êtes l’auteur d’une vaste série d’ouvrages retraçant les évolutions d’Internet à travers les ordinateurs en réseau (Uncanny Networks, 2002 ; Networks Without a Cause, 2012), les réseaux sociaux (Social Media Abyss, 2016 ; avec Ned Rossiter, Organization after Social Media, 2018) ou les plateformes numériques (Stuck on the Platform, 2022). Quelles distinctions établissez-vous entre ces termes, à savoir les ordinateurs en réseau, les réseaux sociaux et les plateformes numériques ? Leur portée est-elle principalement chronologique ou une dimension qualitative entre-t-elle également en jeu ? 

Geert Lovink : Ça date et pourtant je n’en ai pas l’impression, peut-être parce qu’il y a eu si peu de « progrès » dans ce domaine. J’ai commencé à bidouiller autour d’Internet et des ordinateurs en réseau pour la première fois en 1989, lors de la Galactic Hacker Party, au Paradiso, à laquelle j’avais participé. Puis, j’ai eu un modem intégré à mon ordinateur portable en 1991, et j’ai écrit un premier essai spéculatif à propos du « cyberespace » avec notre collectif Adilkno en 1992. J’ai eu un accès Internet en 1993. Le projet d’une « critique d’Internet » mené avec Pit Schultz a commencé en 1994. Trois décennies plus tard, avec 5,2 milliards d’utilisateurs dans le monde, j’ai toujours l’impression qu’il s’agit d’un sujet de niche. Du point de vue universitaire, les études menées autour d’Internet sont partout et nulle part. Est-ce que c’est pour autant une discipline que l’on peut étudier en France ? J’en doute fort. Il est possible d’être diplômé en théâtre, en cinéma ou en littérature, mais il n’y a pas pour autant d’études téléphoniques… 

Pourtant, un nombre croissant de voix critiques solitaires s’élèvent pour nous avertir des conséquences politiques, sociales et mentales des réseaux sociaux : en vain. Une poignée d’instituts de recherche existent, majoritairement en Europe et aux États-Unis. Tout se passe comme si l’impulsion initiale de redistribution des efforts, visant à constituer des structures décentralisées, avait sabordé de l’intérieur toute tentative de créer des institutions autonomes. Le rhizome est mort en cours de route. Internet a d’abord été ignoré, il est ensuite devenu à la mode, et à présent, on le tient pour mort. Admettons-le : il s’agissait dès le début d’un monstre néolibéral. Par conséquent, il y a eu peu d’avancées du côté de la théorisation d’Internet. Les concepts fondateurs sont passés par une période révolutionnaire, disruptive et novatrice, puis ils sont devenus hégémoniques sans pour autant reposer sur des fondations adéquates. Au sein de ma propre terminologie, cela donne : en premier, il y a eu les « média » dans les années 1980, puis les « réseaux » dans les flamboyantes années quatre-vingt-dix, qui ont ensuite pris de l’ampleur jusqu’à devenir les « plateformes » des années 2010. Cela donne l’impression d’une chronologie, je suis bien d’accord. Ces dynamiques ont été mises en branle par la croissance à outrance, tout en incorporant plusieurs niveaux d’infrastructures, d’interactions sociales et de contenus au sein d’un même ensemble numérique d’applications. Chacune de ces trois « couches » en souligne et amplifie les différents aspects : les médias transmettent, les réseaux connectent et les plateformes incorporent.

Vue de l’exposition « Lou Fauroux. The green lights have now faded”, du 4 juin au 13 juillet 2023, Exo Exo, Paris. Courtesy l’artiste et Exo Exo. Crédit photo Exo Exo.

ILG : Pour revenir à la critique culturelle d’Internet, certain·es théoricien·nes pensent (à nouveau) qu’Internet n’existe plus. Vous mentionnez dans vos livres le moment du festival South by Southwest (SXSW) de 2011, où Internet va alors être proclamé mort. Aujourd’hui, pour prendre un exemple, le livre de Tiziana Terranova, After the Internet : Digital Networks between Capital and the Common (2022), diagnostique « la fin d’Internet tel que nous le connaissons », que l’autrice italienne nomme « post-Internet » et qui, chez elle, débute dans les années 1990 pour se clore avec la crise sanitaire. Que pensez-vous de cette nouvelle « mort d’Internet » ? En suivant la vaste périodisation d’Internet que vous proposez, à quoi correspondrait le moment présent ? 

GL : Les statistiques peuvent-elles en soi signaler la mort ? Il y a ce mème/t-shirt avec la phrase « Dead Inside » [mort·e à l’intérieur]. Je repense souvent à ce visuel ironique dont le design reprend le style d’Intel Inside. Qu’est-ce qui se passe lorsque nous n’apercevons plus la fin de la courbe en « crosse de hockey » [cette courbe modélise l’évolution de la température du globe à l’échelle de l’histoire humaine et sa montée en flèche actuelle] à cause de sa croissance exponentielle infinie ? Faites l’étude du déploiement des services de vidéo à la demande sur le continent africain, l’utilisation du Smartphone en Inde, la croissance des centres de data en Chine et le commerce en ligne au Brésil. Tout ceci fonctionne avec des protocoles Internet et pourtant nous ne l’associons plus à l’Internet. Ce à quoi vous faites référence se rapporterait à l’Internet en tant que projet intellectuel et culturel. Un « GPC(2) », certes, mais qui comporte néanmoins des moments stratégiques d’accélération conceptuelle, de prises de décisions et d’expansion. Ma génération pourrait être définie comme celle qui a pensé, à tort ou à raison, que les hackeur·euses relié·es en réseau, les artistes et les designer·euses étaient capables d’influencer la direction qu’allait potentiellement prendre le développement de ce médium. Après tout, les systèmes d’exploitation, les designs des puces et les interfaces sont tous basés sur des concepts transformés en code. Ce code va à son tour structurer la manière dont l’information et la sphère sociale sont organisées. En partie, ceci a lieu du côté du design, mais cela se passe aussi du côté de celui des reviews et de la critique pour finalement, mais rarement, aboutir au développement d’alternatives.

Ce qui est mort, c’est l’imagination collective orientée vers la conception et la mise en forme d’un autre Internet. J’en ai traité dans mon petit livre Extinction Internet (2022). La dépendance aux plateformes est devenue une réalité : qui peut se permettre de déserter Instagram, TikTok, X et Facebook, refuser d’ouvrir les multiples liens Google qu’on leur envoie, renvoyer à des alternatives comme Jitsi à chaque fois qu’on leur propose de rejoindre une discussion Zoom ou Teams ? Les défaites précoces de Linux et d’alternatives comparables de logiciels libres et en open source ont frayé le chemin. Les alternatives sont restées strictement cantonnées à la scène high-tech des geeks. Le prix mental à payer pour être resté·es bloqué·es sur la plateforme sans avoir su passer à autre chose est élevé. Ce n’est pas juste une fable tragique de consommateur·ices opposé·es aux monopoles. La régression technologique que je décris se rapporte bien évidemment à l’échec plus large des mouvements progressistes qui n’ont pas su créer des alternatives viables. Le peu d’énergie qui restait a été dilapidé dans des conflits sectaires de politiques de l’identité menées au sein de plateformes et de réseaux sociaux qui auraient déjà dû être délaissés il y a une décennie. Pas une seule génération ne s’est élevée contre Zuckerberg. Encore une fois, ce qui est mort, c’est le débat sur comment façonner la prochaine étape du médium. Son élan vital s’est dissipé et la jeunesse reste accro cette fois-ci à TikTok, un clone d’Instagram pire encore. C’est la raison pour laquelle tant de cerveaux brillants ont quitté le contexte d’Internet pour rejoindre des débats spéculatifs sur l’apprentissage automatique [machine learning], et ce, sans pour autant quitter les réseaux sociaux ; s’égarant dans les méandres d’entités métaphysiques comme « l’intelligence » ou « l’artificiel » en laissant derrière eux·elles tous les problèmes irrésolus de l’espace zombie nommé Internet. Pendant ce temps, l’éducation aux médias [media literacy] décroît et les masses n’ont aucune idée de comment faire face aux escroqueries mail, aux fake news et aux deep fakes

ILG : Mes propres recherches abordent ces questions de biais, par le prisme de l’art contemporain et au sein d’une période plus restreinte, de 2011 à 2016. Pour moi, cela correspond à une génération occidentale d’artistes et d’étudiant·es en art devenu·es adultes dans le sillage de la crise financière et de la dette étudiante. Cette génération trouve néanmoins un sursaut d’espoir avec les outils des réseaux sociaux, elle pense qu’ils l’aideront à faire sécession avec l’héritage des institutions artistiques et du monde de l’art majoritaire. Vous avez souvent fait référence aux artistes et aux collectifs d’artistes en tant qu’ils·elles feraient partie d’un réseau plus vaste d’activistes, de hacker·euses, de journalistes et de critiques. À l’intérieur de ces alliances temporaires aux affinités volatiles, cela faisait-il ou fait-il encore sens pour vous de distinguer les artistes des autres acteur·ices ? L’approche des médias tactiques 2 en particulier a beaucoup résonné chez les artistes, je pense notamment au Critical Art Ensemble ou aux Yes Men…

GL : Ces deux collectifs ont été fondés dans les années 1980 et au début des années 1990, mais je vois ce que vous voulez dire. Nous étions naïf·ves de penser que les millenials allaient se révolter contre les pouvoirs à venir, car ils·elles n’avaient ni l’énergie ni l’imagination de construire leurs propres mondes digitaux. Pourquoi est-ce qu’ils·elles n’en ont pas eu marre, se révoltant pour ensuite passer à autre chose ? Pourquoi est-ce qu’ils·elles ont préféré camper sur leurs positions sans penser un instant à organiser un exode collectif ? Ce n’était pas si compliqué de mettre en place des réseaux sociaux autonomes. À la place, ils·elles ont pris le parti de Meta, Twitter et Google. Pourquoi était-ce si dur de comprendre que ces plateformes incarnaient le pouvoir à venir, le nouveau mainstream qui n’allait rien leur donner en retour ? Je peux comprendre que pendant dix ans, l’ordre artistique établi ne l’ait pas encore compris, mais cela a vite changé. En effet, je ne suis pas un fan de l’art post-Internet, car je l’ai perçu comme faisant partie de la tendance générale à se détourner des problèmes, à une époque où l’exode des plateformes était encore possible. Ce n’était probablement plus le cas après 2016, lorsque les machines « extractivistes » sont devenues totalisantes en se rapprochant toujours plus des usager·ères lambda. À partir de là, la capture était un fait avéré. Pour moi, c’était un lieu commun de dire que les échanges virtuels avaient une fondation matérielle. Les œuvres d’art hybrides sont les meilleures. Nous avions appelé ça le tournant infrastructurel. Vive l’hybridité ! 

Lou Fauroux, WhatRemains, Genesis, 2023 (film still). Courtesy de l’artiste.

ILG : La génération d’artistes des années 2010 n’a pas réussi à élargir le spectre géographique, puisque les idéaux de libre accès ont en réalité formé des réseaux qui sont restés cantonnés aux villes classiques de l’art institutionnel, New York puis Berlin. Dans Networks Without a Cause, vous analysez les blogosphères nationales, par exemple allemandes, françaises et irakiennes, ainsi que les réseaux du Web antinationaliste. Quel impact les cadres nationaux ou régionaux ont-ils eu sur les organisations et les modes de sociabilité des réseaux sociaux ? Perceviez-vous le Web 2.0 tardif comme mondial ou non occidental ?

GL : L’année 2011 s’est avérée turbulente, depuis les printemps arabes aux mouvements des places et jusqu’à Occupy Wall Street. À l’époque, les blogosphères de différentes parties du monde ont démontré la possibilité de variantes régionales de la culture Internet. Cela s’est vite estompé, tout comme les mouvements en question. Cette énergie a rapidement migré vers les réseaux sociaux et elle y est restée. Cela a engendré l’avènement du Web géopolitique. Facebook et Google ont été interdits en Chine en 2009/2010. Globalement, nous savons peu de choses ici en Europe de la croissance phénoménale des Smartphones et du Web en dehors de l’Occident, et en même temps, que savons-nous vraiment des cultures digitales européennes ? Un site Web comme Rest of the World [restoftheworld.org]mène un travail précieux, axé autour des conditions de travail, tout comme le magazine Vice a pu le faire un moment donné bien qu’ils viennent de faire faillite, une triste histoire dont nous devrions être davantage au courant. Nos outils de traduction sont de plus en plus perfectionnés et, en théorie, nous pourrions donc communiquer dans toutes les langues. Mais est-ce le cas pour autant ? Je garde espoir que les jeunes générations se tournent vers ces outils et qu’elles les utilisent pour créer des paysages médiatiques différents au sein desquels les solutions, la créativité et les idées jouent un rôle central plutôt que les likes et les followers.

ILG : Pour conclure, évoquons le présent. Plusieurs jeunes artistes ont à nouveau commencé à se pencher sur les cultures digitales, après une décennie quasiment où les intérêts dominants étaient davantage situés du côté de la déconnexion et des techniques ancestrales/traditionnelles sans technologies ni connexions. Il y a un intérêt croissant pour les esthétiques du Web 1.0 et les cybercultures des années 1990. À votre avis, pourquoi ? Est-ce que cela serait lié au côté rassurant qu’il y a à savoir que cette époque est révolue et que ses activistes sont potentiellement disqualifié·es, cette matière se transformant alors en « art » dès lors que l’utilité en est révoquée ? Je sais que vous vous penchez actuellement sur les affects anxieux actuels comme l’épuisement ou la solitude. Les intérêts ravivés que génère le Web 1.0 y sont-ils liés ou faut-il y voir l’indice d’autre chose ?

GL : Certain·es disent que la génération Z n’a tout simplement pas eu d’autre choix que de s’investir dans les médias et la politique, vu leurs perspectives désastreuses en ce qui concerne l’emploi, le logement et autres crises permanentes. Les millenials ont en partie ignoré le problème, ils ont voulu désespérément profiter du système tout en se prenant en pleine face la force de l’« individuation » néo-libérale avec les contrats temporaires, la dette et les prêts immobiliers. La génération Z utilise uniquement les réseaux sociaux de manière cynique. Ils·elles sont les enfants de Slavoj Žižek et Mark Fisher, mais aussi de Jordan Peterson et de Nick Land. La génération Z se passionne pour des médias nostalgiques comme les fanzines, les 33 tours, les cassettes et n’importe quel vieux matériel informatique. Ils·elles s’intéressent à l’Internet des années 1990, mais seulement pour ses aspects esthétiques, sans les modems au ralenti reliés aux lignes téléphoniques ou les commandes Unix. Leur activisme est puissant et en expansion. Et il est radical à sa façon, émergeant du désespoir. L’art y possède sa place, mais ce n’est plus un art défini (et réglementé) par les curateur·ices, les galeries et les musées. Les institutions se sont retirées et se complaisent dans leur propre histoire du siècle passé. Depuis l’actuel horizon de « crise », la distinction entre art moderne et contemporain n’est plus valide. Le système de l’art bat en retraite mais continue à s’alimenter de cadavres en décomposition : attendez-vous à une avalanche de rétrospectives de babyboumeur·euses mort·es en plus de l’éternel retour des impressionnistes. Un conflit est inévitable. En attendant, la génération Z trouvera son propre chemin. Nous pouvons seulement faire l’hypothèse qu’ils·elles inventeront de nouvelles formes d’auto-organisation, y compris des solutions de justice financière pour la redistribution des ressources. 

  1. https://eur-artec.fr/actualites/chaire-internationale-geert-lovink/
  2. Les Grands Travaux initiés en 1982 par François Mitterrand, ou GPC (grands projets culturels), sont un programme architectural promouvant les monuments modernes de Paris.
  3. Les médias tactiques (ou médias de proximité) désignent une forme d’interventions temporaires dans l’espace médiatique à la croisée de l’activisme et de l’art. Le manifeste du mouvement a été rédigé en 1997 par David Garcia et Geert Lovink. Voir : David Garcia et Geert Lovink, The ABC of Tactical Media, 16 mai 1997. https://www.nettime.org/Lists-Archives/nettime-l-9705/msg00096.html.

Head image : Lou Fauroux, WhatRemains, Genesis, 2023 (film still). Courtesy l’artiste.