r e v i e w s

Lost

par Julie Portier

Yann Gertsberger, Stranger by Green, 40mcube, Rennes, du 17 septembre au 12 novembre.

Ce calme est suspect. L’exposition de Yann Gertsberger à 40mcube a quelque chose d’une scène de théâtre, du décor d’un film laissé sur « pause ». Quelque chose va arriver c’est sûr, la tornade va repasser par là, il y aura des répliques au séisme qui a échoué là ces sculptures. Mais qui a fait ça ? Immanquablement la stupeur vous cramponne en découvrant ces objets comme s’ils avaient atterri dans votre jardin un matin, ou surgi sur le sable d’une île déserte ; peut-être parce qu’à l’instant il vous a paru surprenant de les trouver dans un espace d’exposition dédié à l’art contemporain pointu. 40mcube, qui avait déjà montré l’une des premières expositions des frères Quistrebert en 2008 fait parfois surgir des OVNI, des œuvres qui créent la surprise, ébranlent les certitudes sur l’art, à commencer par celle d’avoir déjà tout vu, une rencontre du troisième type, en terre inconnue.

Ces œuvres-là s’apprivoisent, s’approchent prudemment, comme des bêtes curieuses, ainsi balisent-elles déjà l’espace de la fiction. Ces totems faits d’empilements, de collage, de tressage d’objets trouvés, colmatés ici et là de matière organique, hérissés de plumes de roseaux ou de fanions cousus dans une voile de bateau, pourraient être l’œuvre obscure d’une tribu fiévreusement occupée à éloigner le mauvais esprit – en retournant contre lui ses propres déchets. Ou bien serait-ce le travail acharné d’un naufragé pour signaler sa présence à d’hypothétiques sauveteurs, ou juste pour ne pas se laisser mourir ? Car ces sculptures sont peut-être le plus saisissantes quand elles enferment dans leur facture violente une nécessité vitale. Ce qui choque ici n’est pas l’esthétique un peu trash ni le léger mauvais goût, mais la sincérité du geste qui leur donne lieu : « Je ne dis rien de spécial, j’essaie surtout de faire quelque chose qui soit beau », déclarait l’artiste. À la citation ou la périphrase, celui-ci semble préférer la hache et la ficelle. On saisit ici comment l’artiste se revendique de l’art brut ou de l’art outsider. Il y a dans les sculptures de Gertsberger cette énergie qui expie de profondes névroses et fabrique éperdument des mondes ensoleillés et tortueux, inspirés des contrées jamais visitées, comme des temples incas rêvés dans une mine (Augustin Lesage) ou, ici, une plage californienne après une rave party fantasmée dans une chambre d’ado. Ces œuvres procèdent aussi de ce tour de magie qui s’opère quand le créateur aveuglé retire sa main et contemple le résultat : Heck (« punaise ! »), est le titre de cette sculpture d’une efficacité indécente, composée de tiges de fer sur lesquelles sont enfilés des échantillons de tapisserie en camaïeux.

Quand tout est en place, que le sol de la galerie qui a servi d’atelier est net, les scénarios se tissent entre les œuvres qui campent un paysage d’une hospitalité ambivalente, où les couleurs pastel enrobent des pieux menaçants, où le référent balnéaire des objets réemployés (glacière, parasol, équipement de voile) est contaminé par la présence inquiétante de ces statuettes bâillonnées de cellophane noir perchées sur une antenne pour imiter les oiseaux d’Hitchcock (Miss Corsica), ou de ces boules de glaise séchée, telles des cocons prêts à éclore. Le côté obscur du cocotier. Au revers de l’effusion expressionniste, la pratique de l’assemblage et la mise en scène produisent pertinemment du sens, et il n’est pas impossible que ces objets soient les syllabes d’un rébus qui parlerait de la société de consommation, des loisirs, du culte de soi, de ses excès vomis dans les égouts et que la mer charrie ; il y serait peut-être aussi question d’une société qui se complaît dans l’amnésie et laisse au large les débats postcoloniaux. Mais tout cela, les sculptures de Gertsberger arborent un charme mystérieux suffisamment dense pour laisser les autres en parler à leur propos. Libres seront aussi les exégètes de discourir sur la porosité des murs entre l’art contemporain et l’art brut, la culture populaire et la science fiction. Encore une preuve que l’art n’attend pas la théorie, il la laisse dire.


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