Pascal Lièvre, Rêver l’obscur
Espace Croisé, Roubaix, 21.05_16.07.2016
L’œuvre de Pascal Lièvre est une succession de gestes qui se réapproprient images, textes et symboles dans des supports variés tels que peinture, dessin, vidéo ou performance. C’est à son corpus de vidéos que l’Espace Croisé consacre une exposition. Déplaçant les genres et renversant les critères de jugement, concises et percutantes, elles associent culture populaire, engagement philosophique et questionnement politique.
Plasticien autodidacte, c’est par la pratique de la peinture que Pascal Lièvre construit d’abord sa recherche et affirme son style, jouant avec les icônes de l’histoire de l’art et de la culture populaire pour pointer les questions esthétiques et symboliques qu’elles transmettent. Que nous disent ainsi de notre contemporanéité les découpes opérées dans des tableaux de l’époque pompier de la série Made in France ? Elles participent du long travail de déconstruction des structures de domination qui établissent les critères esthétiques. Les tableaux et dessins de Pascal Lièvre se construisent par séries, jouant de l’accumulation, assimilant avec autant d’aisance les codes visuels minimalistes que ceux de l’expressionnisme abstrait ou du kitsch. Ses vidéos sont le prolongement de ces explorations, de ces renversements hiérarchiques et de ces détournements, ouvrant par le mouvement et le son d’autres possibles. L’artiste a d’emblée mis en place un protocole d’utilisation de l’image filmée qu’il conserve encore aujourd’hui, optant pour l’efficacité en matière de construction de l’image, pour une légèreté de production, et utilisant le corps comme outil langagier. Depuis Lacan Dalida (2000) jusqu’à L’éternel retour (2012), des textes philosophiques sont interprétés dans leurs liens avec des figures et musiques populaires, ouvrant d’autres champs de résonance. Pascal Lièvre fait partager les multiples lieux de connexion entre la vie quotidienne et les textes philosophiques dont il est grand lecteur, mettant le discours à l’épreuve d’un corps, d’une image, d’une mélodie pop. L’humour est très présent, amenant de la légèreté à des contenus lourds de sens, et offrant des moments de rire, de partage, de réflexion vécue dans un corps.
En associant le discours de Bush aux chutes du Niagara (L’axe du mal, 2003), un Christ d’El Greco à la voix de Johnny Hallyday (Marie, 2007), ou en proposant des séances d’aérobic au rythme de lectures philosophiques, il joue avec les emprunts multiples mais non avoués aux cultures populaires et savantes. Les perspectives dégagées, drôles et jouissives, sont aussi chargées de significations, très précisément construites par la composition des images et par le montage. C’est en toute cohérence que son travail se situe autant dans les sphères du monde de l’art que dans celles des réseaux alternatifs. Il y propose de nombreux projets collaboratifs, réunissant des publics très divers dans des expériences de lecture, de défilés, d’exercice physique, ou tout simplement dans des situations de réception où la vie des images ne s’isole pas du monde. Le va-et-vient est ainsi permanent entre l’exercice individuel de la peinture et celui partagé, ouvert, nécessitant rencontres et collaborations, de la performance et bien souvent aussi de la vidéo. C’est ainsi au sein d’un réseau généreux et militant que se construit une œuvre qui peut se situer au musée du Louvre ou au Centre Pompidou comme dans un salon de coiffure. Inventant ses propres outils de diffusion, Pascal Lièvre monte des projets comme commissaire et se saisit de toutes les occasions pour déployer son œuvre.
L’Espace Croisé, bénéficiant maintenant d’un grand espace consacré à l’exposition de vidéos et de films d’artistes, permet d’associer une mise en perspective historique à un projet ambitieux : une installation dédiée à l’histoire du féminisme dans le monde. « Rêver l’obscur » est une longue succession de plans fixes où un doigt trace attentivement des noms propres dans une épaisse couche de paillettes noires. La répétition de l’action, qui s’efface dans un souffle désincarné, se déploie sur six projections installées dans l’espace. L’un après l’autre, les écrans deviennent le temps d’un geste des stèles dédiées à des femmes qui, chacune, dans des pays très éloignés, ont eu un rôle décisif dans le combat féministe. Traversant le xxe siècle, l’œuvre rend hommage à une histoire méconnue dont le spectateur pourra s’emparer, et frappe aussi par la noirceur brillante du matériau choisi. La force esthétique crée un état de fascination hypnotique, où le regard est suspendu au tracé appliqué des lettres. Féministe, Pascal Lièvre s’associe aux engagements des militantes qui, par leurs réflexions et leurs actions, ont bousculé l’ordre établi de régimes patriarcaux. Son œuvre poursuit leur combat en luttant contre l’oubli et en offrant au spectateur un moment de recul historique et géographique. Si certains noms propres résonnent immédiatement, la plupart nécessitent la lecture du document biographique que l’artiste a réalisé, compilant photographies et notices, dans une version raccourcie de Wikipédia. Le copyleft est central chez Pascal Lièvre dont le premier DVD, Populaire (2006), était distribué gratuitement. Inscrire ces noms indéfiniment, dans un mouvement en boucle qui efface mais réinscrit en permanence, met l’accent sur l’importance de la circulation des idées et des savoirs. Ce geste prend ses distances d’avec les commémorations et évoque plutôt la réflexion sur la mémoire à l’œuvre chez Jochen Gerz. Sans l’action de l’inscription, le nom propre disparaît. Sans l’attention du spectateur, sans son engagement à lire et à s’emparer à son tour des questions de société que ces femmes ont chacune essayé de soulever dans leur époque, le recouvrement du temps est inévitable. Le combat pour les idées est aussi celui de leur partage, moteur de l’œuvre de Pascal Lièvre dès ses premières vidéos.
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- Du même auteur : Chapelle vidéo #3, Chemins faisant, Mark Raidpere à l'Espace Croisé,
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