Sylvie Ungauer à Passerelle

par Camille de Singly

Home de Sylvie Ungauer[1]

Aujourd’hui, la facilité et la rapidité des déplacements, la possibilité de transporter avec soi une part importante de sa vie, et celle de joindre instantanément et de partout les êtres les plus proches, donnent l’impression que l’homme porte avec lui son « chez-soi ». Pourtant, les humains continuent à investir des lieux, ces maisons où ils accumulent des objets, des souvenirs, et retrouvent réellement les êtres qui leur sont chers. Des lieux rattachés à des villes et des villages où ils sont de plus en plus rarement nés, mais dans lesquels ils se construisent, à travers des relations amicales, professionnelles, associatives. Les mobilités professionnelles forcées rappellent combien ces liens et ces lieux peuvent importer, et le traumatisme inhérent à une coupure brutale et involontaire de son environnement, un chez-soi élargi. Pour autant, certains conçoivent aussi un mode de vie itinérant, où les maisons ne sont que les abris temporaires d’une existence mobile, des escales plus ou moins longues d’une vie de cabotage. Quel sens peut-on alors accorder, aujourd’hui, à la notion de « chez-soi » ? Dans les œuvres qu’elle présente au centre d’art Passerelle, à Brest, l’artiste Sylvie Ungauer revient sur ce « home », maison/chez-soi dans son acception anglo-saxonne, dont les formes et la quête la hantent depuis des années.

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Dans l’imposant espace central de Passerelle, abrité dans un ancien hangar à bananes, le visiteur est accueilli par At home. Créée en 1999-2000, l’œuvre est composée de plusieurs éléments de 50 à 75 centimètres de haut, tricotés en bande vidéo et reliés les uns aux autres par ce média-médium. Tenus par des armatures métalliques, ils s’apparentent à de grands « bonnets abstraits » (selon l’expression d’Ulrike Kremeier, directrice de Passerelle et commissaire de l’exposition), ou à des maquettes d’architecture. Cette ambiguïté traduit le questionnement sur l’échelle et la fonction du chez-soi. Enveloppe qui protège des intempéries, et marque une appartenance sociale, une géographie, un caractère, le bonnet ou chapeau est le prolongement de soi, et le lien de l’être avec l’extérieur. On peut aussi y voir une réduction de la maison ; les architectes expérimentaux des années 60 et 70, en rupture avec la nécessité même de bâtir, ont d’ailleurs conçu des architectures réduites à l’état de casques (Coop Himmelb(l)au, Haus-Rucker-Co ou Ugo La Pietra[2], par exemple). Objet de projection mentale, At home ne se pratique cependant pas. La mise à distance du socle rappelle que l’œuvre n’est ni habit, ni bande passante. Imaginée pour le très grand Atelier Calder en Touraine, elle retrouve à Brest un espace à sa mesure ; en se déplaçant, on peut la voir à toutes les échelles de ses possibles.

At home est un aussi objet de définition de soi, à la croisée de plusieurs champs d’intérêt et moments de vie de l’artiste. S’y tissent la filiation avec une grand-mère chapelière, qui l’initie à l’univers du vêtement, de la couture et du tricot ; la structuration en réseau, symbole de l’organisation du monde (l’ADN et l’internet, alors émergent[3]) et le choc de sa rencontre avec l’architecture expérimentale du Fonds régional d’art contemporain de la région Centre à Orléans, où elle vient alors de s’installer. Les choix du médium et de sa technique sont eux-mêmes symptomatiques et personnels : en récupérant les bandes vidéos jetées par le vidéoclub situé au pied de son immeuble, et en les tricotant pour leur donner une nouvelle forme et une nouvelle vie, Sylvie Ungauer rend compte des transformations de notre monde contemporain. Des mutations technologiques d’abord, qui assurent un enregistrement et une diffusion de plus en plus rapides et aisées de ce qui nous entoure; leur constant renouvellement et la multiplication des données empêchent toute forme de stockage automatique et complet. Contrepoint de cette accumulation d’objets et de données, et de leur mise au rebut constante, At home peut être vue comme une tentative poétique et absurde de sauvegarde de toutes les histoires du monde, rêves et cauchemar en bandes. De plus, en invitant à tricoter avec elle des tricoteuses amateurs et professionnelles, Sylvie Ungauer fait d’une occupation jusque là individuelle, féminine, domestique et de loisir, une pratique artistique, donc professionnelle et créative, collective et publique.

Dix ans séparent At home de Nowhere / Everywhere, l’autre installation (vidéo cette fois) présentée dans l’espace du hangar à Passerelle. Formellement, les deux œuvres semblent très différentes ; elles traitent pourtant toutes les deux de la maison (la seconde s’est même initialement intitulée « la petite maison dans la prairie »). Elles correspondent aussi, dans la vie de l’artiste, à des ruptures géographiques, qui la mènent d’Allemagne à Orléans en 1996, puis d’Orléans à Brest en 2004. Pour aller d’At home à Nowhere / Everywhere, il faut d’ailleurs passer par Le centre du monde, peinture murale réalisée sur le mur séparant le patio du hangar. Fragment de la terre, cette œuvre figure une portion de l’océan atlantique prélevé sur Google Maps et cadré de près par trois lieux, la plage des Blancs Sablons près de Brest à droite, et les villes de Blanc Sablon et Gagnon au Québec à gauche. Elle rappelle cette illusion du centre du monde, que l’on découvre devant une carte étrangère « excentrée » et qui disparaîtra, peut-être, avec le développement de ces cartes continues, sans centre, diffusées sur internet. Les lieux ne sont pas inventés ; on se souvient de ces villes américaines baptisées d’après les villes de départ des migrants, l’homonymie garantissant peut-être un meilleur transfert symbolique de son « home ».

Mais pour l’artiste, le chez-soi que l’on crée ne peut se réduire à la transposition de son chez-soi originel, ni à l’adaptation de son soi à un nouvel environnement. Nowhere / Everywhere retrace cette quête du lieu idéal, cette utopie dont le titre même de l’œuvre est une traduction littérale : en aucun lieu / en tout lieu. Dans le paysage breton des Monts d’Arrée, étrangement proche des grandes étendues naturelles du Far West[4], un cavalier transporte sur son dos une petite maison. Il la pose en bordure de chemin, d’où elle est saisie par un autre homme, qui la met à l’eau. De l’autre côté de l’océan, deux femmes tour à tour se saisissent de cette maison, et tentent de lui trouver une destination dans un paysage naturel qui se refuse à l’intégrer. Dans les mains de l’une d’elles, la maison mute même : d’habitat breton traditionnel elle devient maison du Canada. Mais la bouture ne prend pas. Le dispositif de l’œuvre, immense diptyque vidéo composé de deux volets fonctionnant chacun en boucle et se répondant (le cheminement breton à droite, l’itinérance québécoise à gauche), rend compte de cette impossibilité de (re)trouver et (re)construire un chez-soi.

La dernière œuvre de l’exposition, La ville disparue, semble porter un espoir, celui d’une ville réelle mais proche de l’utopie imaginée par Thomas More au début du XVIème siècle. En 1960, la ville nouvelle de Gagnon est créée sur la Côte-Nord, au Québec, pour assurer l’exploitation d’une mine de fer récemment découverte. Eloignés du reste du monde, les habitants y développent une cité égalitaire et généreuse, où chacun prend soin des autres, et offre à la communauté ses compétences et ses désirs. Mais vingt-cinq ans plus tard, l’exploitation de la mine n’étant plus assez rentable, sa fermeture est décrétée, ainsi que la destruction de Gagnon ; l’Atlantide québécoise n’a pas été engloutie par les flots, mais c’est une même folie humaine qui l’anéantit. En 2009, Sylvie Ungauer part sur les traces de cette ville idéale. Elle rencontre d’anciens habitants de Gagnon, parcourt les mille kilomètres séparant Blanc Sablon de Gagnon, par voies de route et de mer. De l’enregistrement des paroles des Gagnonnais, et des images du voyage en bateau, elle en fait une œuvre unique, vidéo présentée dans un petit écran qui n’est pas sans rappeler celui de notre télévision domestique. Si La ville disparue souligne notre impuissance à recréer durablement un chez-soi idéal, elle ouvre aussi sur la nécessaire et permanente itinérance de celui qui s’est mis en mouvement, et l’intrinsèque beauté de cette quête.

Centre d’art Passerelle, Brest, 12 janvier-3 avril 2010

Camille de Singly, 31 mars 2010


[1] Le travail de Sylvie Ungauer est consultable sur le site de Documents d’artistes Bretagne, http://ddab.org/fr/.

[2] On peut lire à ce propos : Dieter Bogner, « Haus-Rucker-Co. Architectures provisoires », in Exposé, n°4 – la maison volume 2, Orléans, Editions Hyx, 2003 ;  Aurélien Vernant, « Ugo La Pietra, une science de l’extériorité », Ugo La Pietra. Habiter la ville, Orléans, Editions Hyx, 2009.

[3] Mais que l’artiste intègre dès 1997 dans une installation qu’elle conçoit pour La Box à Bourges (Villégiature).

[4] Sylvie Ungauer l’a choisi pour cette raison. Dans Wild West (2006), elle explorait déjà les parallèles entre visions européenne et nord-américaine du paysage.

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