Neïl Beloufa
Les réalités augmentées de Neïl Beloufa
« – Je l’aime bien. – Quoi ? – Le blouson – C’est vrai qu’il était pas mal. Je parle du garçon, pas du blouson. » [1] Neïl Beloufa s’est toujours plu à tester la porosité des frontières entre objet et sujet. Il y a du jeu dans ses assemblages hétéroclites, et si rien ne s’écroule, c’est que tout est en mouvement. Ses expositions sont conçues comme des entités fonctionnant en circuit fermé, à la fois autophages et autogénératrices.
Très remarquée, la vidéo Kempinski (2007) posait déjà les jalons du vocabulaire de l’artiste. Dans ce qu’il avait lui-même qualifié de « documentaire ethnologique de science-fiction » [2], des villageois maliens se succédaient à l’écran pour répondre à l’injonction de décrire, au présent, leur vision du futur. Il faisait nuit noire et les lampes torches qu’ils tenaient à la hauteur de leur visage finissaient immanquablement par ressembler à des sabres laser, accentuant encore un peu plus l’aller-retour entre réel et fiction. S’employant de manière systématique à faire mentir l’adage benjaminien selon lequel le cinéma est forcément synonyme d’absorbement empêchant tout recul critique, rien d’étonnant à ce qu’il entreprenne une déconstruction en règle du dispositif de monstration de l’image vidéo. Cette déconstruction n’est pas de celles qui procèdent par soustraction de matière : bien au contraire, cadres et supports se transforment en sculptures et assemblages hybrides où prolifèrent les images parasites et où se nouent des alliances contre-nature entre les matériaux, jetant à bas les réflexes d’un spectateur qui ne sait où donner de la tête.
Si sa déconstruction de l’image filmée s’enracine dans la veine hexagonale des années quatre-vingt-dix – il signe dans le numéro actuel de la revue May un article consacré à Pierre Huyghe – l’artiste, dans son vocabulaire, délaisse le conceptualisme nourri de post-structuralisme à la française que l’on a beaucoup vu ces derniers temps — où à force d’« infra-mince » et de « presque rien », ce qu’il y a à voir et à comprendre finit par s’évaporer hors de l’espace d’exposition — faisant à la place retour à une matérialité décomplexée et jouissive. La déhiérarchisation des matériaux et des sources, mêlant high et low, connote la Californie et son passage à la prestigieuse CalArts. Concilier ces deux approches permet à Neïl Beloufa d’être un des artistes français les plus en vue sur la scène internationale ; suivi de près par Artforum ou encore Artreview, il occupe également une place de choix dans le circuit en vogue du « post-Internet » qui s’est avant tout développé dans les pays anglo-saxons.
À propos de « En torrent et en second jour » à la Fondation d’entreprise Ricard, Neïl Beloufa dit avoir voulu faire une exposition « autoritaire et propre », la plus rassurante jusque-là. Autoritaire, car le changement de position du spectateur y est plus contrôlé que d’habitude. Matrice de l’exposition, la vidéo Brune Renault (2010) est sobrement montrée sur un mur blanc – bien qu’on la retrouve également projetée sur un panneau en mouvement, enchâssée dans une de ces constellations multimatiérées et polyimagées auxquelles il nous a habitués [3]. Dans ce court-métrage, des adolescents fument et s’entretiennent de banalités dans une voiture. Le traitement de la scène condense tous les clichés d’une narration cinématographique Nouvelle Vague mâtinée de romantisme eighties — des codes qu’on ne perçoit pas au premier coup d’œil tant ils ont fini par être intériorisés, opérant à la manière d’un filtre coloré à travers lequel nous apparaîtrait toute histoire et dont on finirait par ne plus percevoir la teinte. La voiture est découpée en quatre morceaux reposant de petites roues et permettant à la caméra de tourner autour de chacun des personnages qui s’y trouvent mais aussi d’y entrer et d’en sortir librement, en dilatant ainsi l’espace intérieur ; chaque personnage semble alors flotter en apesanteur dans ce que l’on pourrait qualifier avec Deleuze d’« espace lisse ». [4]
Cependant, et c’est là un point central de son œuvre, la circulation est synonyme de création, et la transmission lestée de valeur ajoutée. Comme on parle de « réalité augmentée » à propos de l’insertion d’images de synthèse dans une captation vidéo, il y a bien quelque chose « en plus » qui vient se rajouter à chaque opération de mise en circulation : l’expression « réalité augmentée » est ici à prendre au pied de la lettre. Au contraire du mode de transmission des reblog, retweet et autres regram qui a cours sur les réseaux sociaux, où le contenu de départ ne subit aucune modification afin d’être répercuté, semblant alors se mouvoir de lui-même dans un espace spatio-temporel fluide et ne laisser aucune trace de son passage tandis que l’agent de l’opération reste pareillement transparent, Neïl Beloufa joue sur un processus de sédimentation. Parlant lui-même de tuning, il souligne que l’interface a, de nos jours, souvent plus de valeur et d’épaisseur que les choses elles-mêmes. Disposées un peu partout dans l’espace de la fondation, webcams et caméras de sécurité filment l’exposition et retransmettent les images en temps réel, établissant des équivalences entre un objet de l’exposition et un personnage du film-matrice. Remettre en circulation les parties d’une matrice lui permet de montrer l’éventail des possibles induit par un changement de perspective, à la manière du Raymond Queneau des Exercices de style.
S’il s’était jusque-là toujours refusé à montrer la vidéo Brune Renault, c’était précisément en raison de son caractère narratif plus prononcé — de là à parler de narrative turn dans son travail, il faudra attendre les expositions futures pour en juger. Toujours est-il qu’il s’inscrit en cela dans une tendance d’ensemble, traduction de quelque chose comme un air du temps. Même la feuille de salle, tentative d’une cartographie raisonnée de l’espace, superpose les couches d’énonciation. On lit : « SALLE 1 Le cerveau à plat… / SALLE 2… accélère… / CORRIDOR… pour produire plus d’images… / SALLE 3… de sa logique confuse… / BAR… mais aussi une chute à l’histoire ». Aidé par la proximité temporelle, un parallèle s’impose avec le titre de la dernière Biennale de Lyon, « Entre-temps… Brusquement, Et ensuite ». Neïl Beloufa y présentait l’installation Superlatives and Resolution. Sous le commissariat de Gunnar B. Kvaran, l’édition 2013 de la biennale prenait pour thème le récit, ses instruments et sa mise en forme. Dans une interview [5], son directeur, Thierry Raspail, soulignait le regain d’intérêt, depuis une dizaine d’années, pour le questionnement des formes narratives, en lien non seulement avec le développement d’Internet et le succès des séries télévisées mais aussi en raison de l’omniprésence du storytelling dans des secteurs aussi divers que le marketing ou la politique. Pour étayer son propos, il citait l’artiste Antoine Catala qui se sert des moteurs de recherche pour provoquer des récits. Autre exemple de la mise en avant d’une forme narrative en relation avec Internet, l’exposition « Net Narrative » qui eut lieu en 2012 à la galerie Carlos / Ishikawa à Londres regroupait des œuvres où le récit se situe avant tout au niveau de leur genèse en une ramification souterraine mais absente [6]. Bien qu’il soit effectivement pertinent de replacer le flirt avec la narration dans un contexte numérique, la comparaison a ses limites : dans « En torrent et en second jour », l’artiste n’occupe pas uniquement la posture du « sémionaute » [7] qui met en relation des éléments disparates. Qu’il s’agit d’une posture de production beaucoup plus active se révèle tout d’abord dans le fait que ces élément sont insérés dans une « chaîne » d’événements ; bien qu’il ne s’agisse pas d’une chronologie linéaire, la relation est pensée dans le temps, condition nécessaire à l’émergence d’un sens, du sens. Si le hasard généré virtuellement peut certes produire des rencontres inédites et riches de possibles, le type de relation ainsi initié ne se joue qu’au coup par coup : une image — ou, plus précisément, une métaphore — sera produite, mais pas un récit. Afin de faire advenir ce dernier, il faut que les métaphores soient, de surcroît, inscrites dans un ensemble cohérent : ici celui de l’exposition. Que chaque mouvement procède de celui d’avant, Bergson en faisait la caractéristique de la grâce. C’est aussi la caractéristique d’une posture d’auteur, où l’artiste ne craint pas de se revendiquer comme source et sujet de l’ordonnancement du réel. Source – mais en open-source.
- ↑ Extrait du film Brune Renault (2010).
- ↑ « Slideshow Neïl Beloufa with Andrew Berardini », Mousse n° 22, février 2010.
- ↑ Voir par exemple « Les Inoubliables prises d’autonomie », Palais de Tokyo, Paris, du 17octobre 2012 au 11 février 2013.
- ↑ Gilles Deleuze, Mille plateaux, 1980, Minuit, p. 614-622.
- ↑ « Les récits de la biennale de Lyon », entretien avec Gunnar B. Kvaran et Thierry Raspail par Anaël Pigeat, Art Press n° 403, septembre 2013.
- ↑ Cf. Isobel Harbison, « Net Narrative », Frieze, n° 151, novembre-décembre 2012.
- ↑ Pour reprendre le terme de Nicolas Bourriaud.
The Augmented Realities of Neïl Beloufa
“I like it. – What? – The jacket. – It’s true, not bad. I’m talking about the guy, not the jacket.” [1] Neïl Beloufa has always enjoyed testing the porous nature of the boundaries between object and subject. There is some play in his eclectic assemblages, and if nothing collapses, this is because everything is in motion. His exhibitions are devised as entities functioning in a closed circuit, at once self-consuming and self-generating.
The much acclaimed video Kempinski (2007) already posited the markers staking out the artist’s vocabulary. In what he himself had described as an “ethnological science-fiction documentary”, [2] Malian villagers followed each other onto the screen to reply to the admonition to describe, in the present, their vision of the future. It was the dead of night and the torches they held at the level of their faces inevitably ended up looking like laser swords, accentuating the to-and-fro between reality and fiction yet a little bit more. In systematically applying himself to belie the Benjaminian adage whereby film is perforce synonymous with absorption preventing any critical hindsight, there is nothing surprising about him attempting a regular deconstruction of the system for displaying the video image. This deconstruction is not one of those which proceed by way of removing matter: quite to the contrary, frames and surfaces are transformed into hybrid sculptures and assemblages where parasitic images proliferate and where anti-natural alliances are struck up between the materials, breaking down the reflexes of a spectator who does not know which way to turn.
If his deconstruction of the filmed image is rooted in the French spirit of the 1990s—in the current issue of the magazine May he has written an article about Pierre Huyghe—the artist’s vocabulary abandons the conceptualism informed by French-style post-structuralism that we have recently seen a lot of—where by dint of “infra-thin” and “next-to-nothing”, what there is to be seen and understood ends up evaporating outside the exhibition venue—reverting, instead, to a straightforward and fun materiality. The de-hierarchization of materials and sources, mixing ‘high’ and ‘low’, connotes California and his move to the prestigious CalArts. Reconciling these two approaches enables Neïl Beloufa to be one of the most high-profile French artists in the international scene; closely monitored by Artforum and Artreview, he also occupies a select place in the voguish “post-Internet” circuit, which has been developed above all in the Anglo-Saxon countries.
With regard to “En torrent et en second jour”, at the Fondation d’entreprise Ricard, Neïl Beloufa says he wanted to put on a “clean and authoritarian” exhibition, the most reassuring one to date. Authoritarian, because the switch in the viewer’s positions is more controlled than usual. As the matrix of the show, the video Brune Renault (2010) is soberly shown on a white wall—even if we also find it projected onto a moving panel, set within one of the multi-matter, multi-image constellations to which he has accustomed us. [3] In this short film, teenagers smoke and talk about trivial things in a car. The treatment of the scene squeezes all the clichés we could find into a New Wave film narrative and crosses it with 1980s’ romanticism. Codes which we do not pick up at first glance, so internalized have they ended up becoming, operating like a coloured filter through which all history appears, and which we don’t even see the colour anymore. The car has been cut into four pieces resting on small wheels, permitting the camera to move around but also in and out of the car so as to dilate its interior; each figure seems to float, weightlessly, in what, together with Deleuze, we might described as “smooth space.” [4]
However, and this is a central point in his œuvre, circulation is synonymous with creation, and transmission is offset by added value. Just as we talk of “augmented reality” in relation to the insertion of synthetic images in a video capture, so there is indeed something “extra” that is added to each circulatory operation: the expression “augmented reality” must be understood quite literally here. Unlike the transmission mode of re-blogs, re-tweets and re-grams which is common currency on social networks, where the basic content undergoes no modification in order to be echoed, thus seeming to move all by itself in a fluid space-time area, and leaving no trace of its passage, while the agent of the operation remains similarly transparent, Neïl Beloufa plays on a process of sedimentation. Talking himself about tuning, he emphasizes that the interface, these days, often has a greater value and depth than things themselves. Arranged here, there and everywhere in the foundation’s premises, webcams and security cameras film the exhibition and re-transmit the images in real time, establishing equivalences between an object in the exhibition and a character in the matricial film. Putting the parts of a matrix back into circulation enables him to show the range of possibilities introduced by a change of perspective, in the manner of Raymond Queneau’s Exercices de style.
If he had hitherto always refused to screen the video Brune Renault, it was precisely because of its more pronounced narrative character. If we can talk about a ‘narrative turn’ in his work, we shall have to wait for future exhibitions to be the judge of that. The fact remains that he includes himself, here, in an overall trend, the translation of something as a mood of the times. Even the public guide, a sort of rational mapping of the space, overlays strata of enunciation. We read: “ ROOM 1 The Flat Brain… ROOM 2… accelerates… CORRIDOR… to produce more images… ROOM 3… of its fuzzy logic, BAR… as well as a ‘punch line’ ”. Helped by the proximity of time, a parallel comes across with the title of the latest Lyon Biennale, “Meanwhile… Suddenly, and Then”, Neïl Beloufa here presented the installation Superlatives and Revolution. Curated by Gunnar B. Kvaran, the 2013 Biennale took as its theme narrative, its instruments and the way it is produced. In an interview, [5] its director, Thierry Raspail, underscored the renewed interest, over the last decade or so, in the questioning of narrative forms, connected not only with the development of the Internet and the success of televised series but also because of the ubiquity of storytelling in sectors as diverse as marketing and politics. To underpin his idea, he quoted the artist Antoine Catala, who uses search engines to create narratives. As another example of the highlighting of a narrative form related to the Internet, the exhibition “Net Narrative”, which took place in 2012 at the Carlos/Ishikawa gallery in London, brought together works where the narrative was situated above all at the level of their genesis, like a subterranean but absent ramification. [6] Although it is in fact relevant to replace flirt with narrative in a digital context, the comparison has its limits: in “En torrent et en second jour”, the artist does not just have the posture of a “semionaut” [7] who connects disparate elements. The fact that what is involved is a much more active production posture is revealed first and foremost in the fact that these elements are inserted in a “chain” of events; even though this is not a linear chronology, the relation is conceived in time, a condition necessary for the emergence of a meaning, and the meaning. If virtually created chance can indeed produce novel and rich meetings of possibilities, the type of relation thus embarked upon is only played out blow by blow: an image—or more precisely a metaphor—will be produced, but not a narrative. In order to bring in this latter, the metaphors must, in addition, be included in a coherent whole: here, that of the exhibition. Bergson made the fact that each movement proceeding from the one before is the characteristic of grace. It is also the characteristic of an author’s posture, where the artist is not afraid to claim himself as source and subject of the arrangement of reality. Source—but not an open source.
- ↑ Extract from the film Brune Renault (2010).
- ↑ “Slideshow Neïl Beloufa with Andrew Berardini”, Mousse n° 22, February 2010.
- ↑ See for example “Les Inoubliables prises d’autonomie”, Palais de Tokyo, Paris, from 17 October to 11 February 2013.
- ↑ Gilles Deleuze and Felix Guattari, A Thousand Plateaus, University of Minnesota Press, 1987.
- ↑ “The Lyon Biennale Does Narrative”, Gunnar B. Kvaran and Thierry Raspail in conversation with Anaël Pigeat, Art Press n° 403, September 2013.
- ↑ Cf. Isobel Harbison, “Net Narrative”, Frieze, n° 151, November-December 2012.
- ↑ To borrow Nicolas Bourriaud’s term.
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- Du même auteur : Dena Yago, Simon Fujiwara, Michael Rakowitz, Paul Maheke, Oliver Beer : topologies singulières,
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