Waywords of Seeing
Le Plateau, Frac Île-de-France, Paris *, du 12 juin au 27 juillet 2014.
Le regard, la peinture, le paysage ; le regard sur la peinture, la peinture de paysage, le paysage comme construction du regard… Autant de questions classiques s’il en est, pourtant l’exposition menée dans les espaces du Plateau par Philippe Decrauzat et Mathieu Copeland est à mille lieues d’un quelconque académisme, bien qu’elle s’en amuse évidemment. Placée sous le patronage de l’artiste Dan Walsh, qui en a initié le titre et, par là, le concept, « Waywords of Seeing » joue de la distanciation pour présenter, non seulement des œuvres, mais avant tout des manières de voir ces œuvres et même, des manières de voir ces manières de voir ces œuvres.
Ce léger décalage est en effet déjà présent à même le titre puisque wayword n’est pas un terme répertorié de la langue anglaise, tandis que wayward, par contre, qui signifie « perturbation » ou « dérive », en est un. Une seule lettre change, donc, et tout est transformé. Ce petit « a » mal formé, déformé, simplifié en un cercle, pour emmener le visiteur ailleurs. Peut-être les yeux ronds du premier « véhicule » (ainsi que l’artiste nomme ses dispositifs de vision) proposé par Dan Walsh en sont-il un écho littéral ? Plus loin, des filtres sépia apposés sur les baies vitrées offrent une vision surannée de la place Hannah Arendt et viennent se refléter dans le rectangle noir peint par Steven Parrino sur une vieille télévision qui ne diffuse, en fond, que de la neige cathodique, réponse brutaliste à la vidéo — peut-on réellement la nommer ainsi ? — abstracto-minimale de Steven Partridge présentée dans la salle adjacente. Ces non-images sont placées à proximité réjouissante d’une exceptionnelle série de dessins de Marcia Hafif reprenant, de mémoire, le croquis d’une quarantaine de ses peintures réalisées dans les années soixante et aujourd’hui disparues. Où l’on regarde donc de toutes petites esquisses réalisées quelque cinquante ans après les tableaux originaux, parées d’indices laconiques de dimensions et de couleurs.
C’est à un travail d’imagination somme toute assez peu éloigné que nous convient les œuvres de la Boyle Family réunies ici : ces excentriques Britanniques — mais ne serait-ce pas là un pléonasme ?— ont en effet parcouru le monde avec leurs enfants après avoir demandé à leurs amis de lancer pas moins de mille fléchettes sur un planisphère pour en désigner des lieux qu’ils allaient ensuite passer leur vie à explorer. Ils en ont rapporté des données, plus ou moins scientifiquement récoltées, via des enregistrements photo, vidéo, mais aussi via des sculptures par lesquelles ils tentent de rematérialiser des fragments de lieux éprouvés et parcourus comme ces ahurissants bas-reliefs qui semblent de véritables prélèvements de morceaux de sols, terreux, sableux ou bitumeux. D’indices d’un monde extérieur à celui de l’espace d’exposition, il est encore question dans les toiles de Karin Sander entassées dans le hall d’entrée. Elles portent effectivement les traces, les stigmates même, de leur accrochage sur la façade du Frac les mois précédent l’exposition, ce que l’artiste désigne comme leur « patine ». D’empreintes de pattes de mouches à de gros graffitis, elles offrent une très belle redéfinition de la peinture comme épouse du zeitgeist, tandis qu’à l’opposé, dans la dernière salle, Amikam Toren dispose, au cœur d’une peinture murale de Francis Baudevin inspirée de la pochette de disque réalisée par Joseph Albers pour les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, des tableaux que l’on pourrait dire renaissants.
Il s’agit de peintures — peut-être de « croûtes » — réduites en poudre puis réétalées sur de nouvelles toiles tendues sur les châssis originaux. On n’est pas loin ici de la série des Color Of Things des Danois de A Kassen qui produisent des monochromes à base d’objets de toute sorte — vélo, plante en pot, vase, pavé ou plaque de marbre. Ici, l’on peut s’amuser à les contempler au travers de véhicules farfelus — télescope, petites jumelles, masque asiatique, tulle tendu et autres joyeusetés — proposés par Dan Walsh, comme autant de petits pupitres de chef d’orchestre permettant de mieux voir ou de moins bien voir ces tableaux qui ne sont pas franchement intéressants à regarder, reposant ainsi une dernière fois la question qui, semble-t-il, sous-tend l’exposition : le filtre révèle-t-il ou dissimule-t-il mieux le visible ?
- * Commissariat : Philippe Decrauzat et Mathieu Copeland.
- Avec : Francis Baudevin, Boyle Family, David Cunningham, FM Einhet, Morgan Fisher, Marcia Hafif, David Hominal, Steven Parrino, Stephen Partridge, Martin Rev, Karin Sander, Amikam Toren et Dan Walsh.
- Partage : ,
- Du même auteur : Andrej Škufca, Automate All The Things!, LIAF 2019, Cosmos : 2019 , Mon Nord est ton Sud,
articles liés
GESTE Paris
par Gabriela Anco
Arte Povera à la Bourse de Commerce
par Léo Guy-Denarcy
10ème Biennale internationale d’art contemporain de Melle
par Guillaume Lasserre