Wilfredo Prieto, Speaking Badly about Stones
S.M.A.K. Gand, du 21 juin au 21 septembre 2014.
À la vue de l’impact d’une pierre venue briser une vitre, nous appréhendons bien plus que quelques grammes de verre pilé, nous percevons dans le même temps le geste ample du lanceur et le fracas du projectile atteignant sa cible. Chez Wilfredo Prieto, chaque œuvre est un geste, une affirmation lestée d’un sens fort : le message, humour potache comme dénonciation socio-économique, se doit d’aller droit à sa cible — avec le rire comme avec l’indignation, il n’y a pas à tergiverser. Ensemble, elles constituent une esthétique du projectile où sont mises en tension la forme finale pauvre et la dépense d’énergie démesurée nécessaire à sa production.
Qu’on les qualifie d’aphorismes, de one-liners [1] ou encore de punchlines [2], le mode de lecture de chacune de ces pièces est sensiblement le même, autorisant en cela un rapport direct avec le spectateur : comprendre le ressort de l’une permet de procéder par extension et de les embrasser toutes, sans recours ou presque à la béquille de la médiation. Un constat qui gouverne les choix muséographiques d’un accompagnement minimal du spectateur pour la première rétrospective consacrée à l’artiste, « Speaking Badly about Stones » au S.M.A.K., pour laquelle le curateur Thibaut Verhoeven revient sur les quinze années de production artistique de Prieto, de la fin de ses études en 1999 à nos jours. L’occasion également de présenter une nouvelle installation in situ, Expensive Line, Cheap Line, ainsi que de publier la première monographie consacrée à celui qui, né en 1978 à Sancti Spiritus à Cuba, s’affirme aujourd’hui comme l’un des artistes les plus en vue de la jeune génération cubaine, s’inscrivant sur la scène internationale dans le sillage d’aînés sud-américains prestigieux comme Felix Gonzalez-Torres, Gabriel Orozco ou Cildo Mereiles, auteurs d’œuvres elliptiques où le vocabulaire de l’art minimal se voit détourné de la tautologie de ses origines et mis au service d’une charge subjective ou critique forte.
De Wilfredo Prieto, on conserve le plus souvent l’intense souvenir d’une intervention précise. Il est rare, en effet, qu’il présente un ensemble de pièces, préférant à l’inverse aligner le geste sur l’échelle du lieu qui l’accueille. Relativement peu montré à Paris, certains se rappelleront cependant d’Apolitical (2001), drapeaux en grisaille où la couleur locale s’est estompée au profit du nivellement globalisé [3]. Toute la difficulté d’une rétrospective est alors de ne pas entraver la force expansive d’œuvres qui ne supportent que difficilement d’être mises en regard d’autres. En cela, il est heureux d’avoir opté pour la « coupe transversale » au lieu de la rétrospective en bonne et due forme. Plutôt qu’un best of ou qu’un catalogue raisonné, le choix se concentre sur le versant socialement engagé de son corpus, où consommation excessive et gaspillage, capitalisme débridé et inégalités sociales constituent des thèmes récurrents. Heureuse, également, la sélection qui ose laisser de côté certaines de ses pièces certes emblématiques mais dont les ficelles un peu grosses (par exemple Speech, 1999) ne font pas justice à la concision toute en retenue de ses œuvres les plus percutantes.
Tout au long du parcours, les œuvres sont disséminées comme autant d’indices à traquer et de potentialités à réactiver. Le titre de l’exposition ne dit pas autre chose, venant pointer la multiplicité des discours qu’une simple pierre suffit à conjurer. Souvent à rallonge, ses titres empruntent aux phrases toutes faites et aux dictons en tous genres, jouant le rôle que leur assignait Duchamp lorsqu’il y voyait une couleur ajoutée à ses ready-made. Comme on parle en vidéo de found footage, Wilfredo Prieto est un adepte du donné d’avance : objets, vocables, idées. Une dimension qui ne fait qu’aller croissant dans la partie la plus récente de son travail. L’une des œuvres présentées au S.M.A.K. qui en serait la plus représentative ne serait pas Apolitical (la plus connue), Much ado about nothing (la plus spectaculaire) ni même The more that is added, the less you can see (la plus métaphysique, évoquant Camus et le mythe de Sisyphe), mais sans doute An Illuminated Rock, and an Unilluminated Rock, deux pierres identiques posées au sol dont une seule est éclairée d’un faisceau lumineux, tandis que la seconde demeure dans l’ombre. Car contrairement à Gabriel Kuri, de sensibilité proche, Wilfredo Prieto n’est pas un sculpteur mais un metteur en scène, qui camoufle autant qu’il dévoile, se contentant, par une intervention minimale, d’ajouter nuances et hiérarchies en venant mettre en lumière certains éléments ; laissant le spectateur s’engager dans un jeu de piste hasardeux où l’embrasement surgit là où il n’y voyait que du feu.
- ↑ Gerardo Mosquera, « A One-Liner Philosopher », Art in America, septembre 2012.
- ↑ Max Andrews, « Focus : Wilfredo Prieto », Frieze, n°110, octobre 2007
- ↑ L’œuvre a été présentée à deux reprises à Paris : en 2010 pour la Nuit Blanche, ainsi qu’en 2006 dans le cadre de la FIAC.
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- Du même auteur : Ed Atkins, Honey, I Rearranged The Collection, L'ordre des lucioles, 17e exposition du Prix Ricard , Traucum, Melik Ohanian, Stuttering,
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