r e v i e w s

Melik Ohanian, Stuttering

par Ingrid Luquet-Gad

Centre Régional d’Art Contemporain, Sète *, du 4 juillet au 12 septembre 2014.

On a coutume de dire qu’il n’y a qu’un pas entre réel et fiction. Ce pas, l’exposition de Melik Ohanian au CRAC de Sète se garde bien de le franchir, préférant faire l’aller-retour entre les deux rives. « Stuttering », le titre de l’exposition — en français « bégaiement » — annonce la couleur. Si le choix de l’anglais, une constante dans le titres des pièces, favorise la polysémie, le terme vient également éclairer la structure de l’exposition qui, souligne l’artiste, « n’est pas une structure signifiante, ni une organisation réfléchie, ni une inspiration spontanée, ni une orchestration, ni une petite musique. [Mais] un agencement, un agencement d’énonciations ».

Il n’y a qu’un pas, ou plutôt, qu’une lettre : la série des Word(s) (2006-2014), caissons lumineux où se profile en blanc sur noir un mot dont une lettre a été mise entre parenthèses, fait se télescoper ghost et host, here et there, invitations liminaires à la dérive sémantique. Investissant la totalité des espaces, Melik Ohanian présente une majorité de nouvelles productions qui dialoguent avec des œuvres plus anciennes. Parmi celles-ci, Futuring (planet) (2011); DAYS, I See what I Saw and what I will See (2011); Concrete Tears, 3451 (2006-2011) ou encore le Datcha Project, work in progress initié en 2005. À travers la diversité des médiums, deux fils directeurs : la mise au carreau du réel par les instruments de mesure de la durée et de l’espace, et l’occupation effective du territoire par le biais des questions d’identité et de communauté ; autant de manières d’explorer les multiples façons qu’ont les hommes d’habiter le monde. L’esthétique d’ensemble, relativement homogène et comme calquée sur les codes du white cube — blanc sur blanc, concrete fetish… — peut, au premier abord, faire paraître l’ensemble moins dense qu’il ne l’est. En réalité, chacune des pièces se prolonge très souvent vers autre chose qu’elle-même, et nécessite en cela une attention exclusive sur le mode de l’immersion. On pense à la description que fait Hegel des pyramides, ces « extraordinaires cristaux qui enferment en eux une intériorité et l’entourent de leur forme extérieure [1] ».

Melik Ohanian, Transvariation, 2014. Vue de l'exposition au CRAC LR. Photo : Marc Domage.

Melik Ohanian, Transvariation, 2014. Vue de l’exposition au CRAC LR. Photo : Marc Domage.

Car chacune des œuvres s’enracine profondément dans une anecdote ou un récit dont elle garde l’empreinte de manière plus ou moins ostensible — en majeure partie, c’est le « moins » qui l’emporte —, flirtant en cela avec l’œuvre-symbole (dans le passage cité plus haut, c’est afin d’illustrer sa conception de l’art symbolique qu’Hegel évoque la Pyramide). Chez Melik Ohanian, l’art ne commente pas l’art, pas plus que n’est déconstruit le dispositif de l’exposition. Chaque œuvre est face au réel qu’elle rend palpable par les voies détournées caractéristiques de toute représentation, n’entrant que peu en résonance avec les autres œuvres de l’exposition mais se chargeant de nous donner, pour le dire avec Serge Daney, « des nouvelles du monde ». Trans Variation montre une carte du pôle Nord peinte en blanc sur blanc constellée de douze boules de verre translucides qui émettent une faible lueur. Ces repères indiquent les emplacements des premières stations météorologiques dont les relevés, qui remontent au début du XIXe siècle, permettent aujourd’hui d’évaluer les changements climatiques, ici traduits sous forme de palpitations lumineuses. Girls of Chilwell — Suspended Acting reproduit trois scènes de travail durant la première guerre mondiale à l’usine d’armement féminine de Chilwell en Angleterre. À l’échelle 1, les groupes en plâtre rejouent à l’identique des postures issues de documents d’archives et reconstituées au moyen d’acteurs. Dans ces deux exemples, l’œuvre est le résultat d’une conversion de donnés : de l’information chiffrée à la vibration lumineuse, de la photographie d’archive à sa réactivation pop. Abstrahere (« tirer de », en latin) permettant de faire entendre le caractère processuel à l’œuvre dans l’abstraction. Avec la dé-définition des données et des récits au moyen de leur circulation d’un médium à un autre, avec l’usage de stratégies visuelles a minima, Melik Ohanian renoue avec l’étymologie de l’abstraction, s’en approchant sans jamais y plonger tout à fait.

Le parcours se clôt en surplomb : le cosmos est à nos pieds. Le cosmos, ou plutôt la préfiguration de son implosion, que Modelling Poetry (2012-2014) dessine au moyen d’un algorithme en temps réel sur un tapis de LED. Cette implosion finale, trop éloignée dans le temps, la science ne sait la représenter. Or lorsqu’il n’y a plus lieu de mesurer, autant inventer. Comme s’il fallait faire dérailler l’instrument avant d’atteindre à certaines dimensions, infiniment grandes ou infiniment petites, qui ne se conçoivent guère que par le détour de la modalité poétique.

  1. Hegel, Esthétique, II, sect. I, chap. I, « Le Symbolisme inconscient », C I.
  • * Commissariat : Noëlle Tissier et Ami Barak.

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