r e v i e w s

La peinture ou Comment s’en débarrasser à la Villa Medicis

par Aude Launay

Martin Barré, Marcia Hafif, Fabio Mauri, Olivier Mosset

Villa Médicis, Rome *, du 11 juin au 14 septembre 2014.

On ne badine pas avec la mort. Et, oui, l’intérêt actuel pour la peinture dépasse largement le champ de la nécrophilie [1]. C’est donc sous un intitulé à la Ionesco qu’Éric de Chassey a choisi d’aborder cette période charnière, celle que d’aucuns nommèrent la fin de la peinture, voire sa mort. On la désigne comme appartenant aux années soixante-soixante-dix mais on la circonscrit assez peu précisément ; ce dont on est sûr, en revanche, c’est que les interrogations qui ont pu mener à assener un tel propos furent transatlantiques. Dès l’entrée, il nous faut faire face à un constat : en noir et blanc ou sur fond vaguement sépia, l’époque était plutôt au mutisme apparent, à un certain dénuement — que certains eurent tôt fait de qualifier d’une « impression de vide » — ce que le curateur baptise le « point zéro » de son exposition. Éric de Chassey a en effet pensé cette dernière en trois temps, synthétisés dans le catalogue sous trois verbes : réduire, quitter, recommencer. Il serait bien évidemment trop facile que le cours des choses veuille suivre un argument si limpide ; le parcours n’est donc pas réellement chronologique et répond plus à l’envie d’établir un discours dissertatif qu’à la rigueur que l’on aurait pu attendre d’un historien — et c’est heureux. Dans cette première salle donc, la peinture « à deux dimensions [2] » de Martin Barré oppose ses tracés laconiques et néanmoins vifs à la présence spectrale des Schermi [écrans] de Fabio Mauri, oscillant entre cadre noir sur fond blanc (Schermo-Disegno, 1957) et plus explicite représentation du mot « fin » (Disegno schermo fine, 1962) jusqu’à l’ébauche d’une troisième dimension avec un papier apposé sur châssis en relief (Schermo, 1958) — peut-être pour faire sentir encore plus ce vide que nous évoquions plus avant ? — précurseur en un sens des châssis réhaussés de Frank Stella. Deux annotations [3] au spray du Français voisinent avec d’autres réalisées directement au tube et il est plaisant de voir ici un Martin Barré étonnamment gouailleur (60-T-31, 1960), ce qui peut amener à lire l’assertion du mot fine de Mauri non plus comme un solennel avis de décès mais plutôt comme un retour à l’envoyeur, un miroir tendu au spectateur, un écran sur lequel ce dernier projetterait ses images et pensées plutôt que d’y absoudre sa passivité [4].

"La peinture ou Comment s'en débarrasser", Villa Médicis, Rome, 2014. Photo : Alberto Blasetti.

« La peinture ou Comment s’en débarrasser », Villa Médicis, Rome, 2014. Photo : Alberto Blasetti.

Olivier Mosset, le benjamin des quatre artistes ici réunis, a, pour ainsi dire, commencé à peindre par la fin : en 1965 (soit au tout début de sa carrière), il inscrit sur ses toiles THE END aussi bien que RIP… Cependant, c’est par sa période BMPT qu’il apparaît dans l’exposition via un pastiche de l’historique banderole de 1967 qui affirmait que les quatre frondeurs n’exposaient pas. Quitter la peinture, donc. Mais pour qui ? Pour son ennemie d’antan la photographie. Pour la performance (Mauri). Pour le peinture d’un autre (Mosset). Pour même pas une image d’elle-même mais une image de ceux qui la regardent, ou pas (Mosset là encore, avec Serge Bard). Martin Barré et Marcia Hafif ont en effet tous deux, concomitamment et sans le savoir, délaissé un temps l’espace entoilé pour celui de la reproduction mécanique tautologique. Tandis qu’à l’été 1969, le premier réalisait ce qui « constitue une des premières manifestations d’art conceptuel en France [5] », à savoir l’exposition, chez Daniel Templon, de photographies d’éléments de l’espace de la galerie accrochées à proximité desdits éléments, ce qui donnait à voir des spots éclairant leur propre image, l’angle d’un mur légèrement décalé, etc., la seconde présentait deux ans plus tard à la galerie de l’UCI (Californie), des tirages de gros plans sur les prises électriques, trappes et autres détails du sol et du plafond de son espace d’exposition. Une parenthèse dont il ne faut peut-être pas tant s’étonner de la part de celle qui dit « réfléchir dans la matérialité du travail [6] ». Leur re-présentation dans un autre lieu en fait des objets qui laissent songeur : qu’est-ce en effet qu’un signe sans son référent ? Cependant, n’est-ce pas simplement une exagération de ce processus d’exposition ? Car même présenté dans l’espace qu’ils représentaient, ces clichés n’en restaient pas moins des vues de ce dernier, des signes en cela déjà éloignés de leur référent.

C’est ensuite avec délectation que l’on monte les marches du long couloir qui mène aux dernières salles : un accrochage malicieux établit un lent face à face entre une série de « cercles » de Mosset et de « zèbres » de Barré, culminant dans la présence d’un monumental monochrome rouge du Suisse qui échappe à une lecture trop solennelle en étant judicieusement positionné dans un angle et non de face, comme une sorte de finalité. Nous lui laisserons le mot de la fin, bien que cette pièce ne conclue pas la démonstration : « jamais un coup de pinceau n’abolira la peinture. [7] »

  1. Cf. Steven Parrino, The No Texts (1979-2003), Abaton Book, New York, 2003, p. 43.
  2. Martin Barré, dans un entretien avec Catherine Millet paru dans Art Press n°12, été 1974, p. 6.
  3. C’est Lucas Roussel qui, dans le catalogue de l’exposition (p. 11), évoque à propos de Barré un « principe d’annotation d’espaces vides ».
  4. Fabio Mauri, dans un entretien avec Laura Cherubini paru dans Flash Art n°275, Nov.-Dec. 2010 : « Even before starting a movie, this screen was for me a sort of absorbent paper. It would give us a reality that had already been judged. »
  5. Yve-Alain Bois, Martin Barré, Flammarion, 1993, p. 68.
  6. Marcia Hafif dans une discussion avec Olivier Mosset, Howard Smith et Jerry Zeniuk, Cover Magazine, New York, 1981, republié dans : John Armleder, Helmut Federle, Olivier Mosset, Écrits et entretiens, Musée de peinture et de sculpture, Grenoble, Maison de la culture et de la communication, Saint-Étienne, 1987. p. 169.
  7. Olivier Mosset, « À propos de B.M.P.T. », in A P’Art, Nice, 21 janvier 1977, republié dans : John Armleder, Helmut Federle, Olivier Mosset, Écrits et entretiens, op.cit., p. 160.

  • * Commissariat : Éric de Chassey.

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