Triangle France a 20 ans
Triangle France, l’association marseillaise qui mène depuis sa création un programme de résidences mais aussi, de fil en aiguille, d’expositions, de production et de soutien à un nombre impressionnant d’artistes et de projets, a vingt ans ! Pour l’occasion, ses trois directrices successives (Sandra Patron, Dorothée Dupuis et Céline Kopp) proposent conjointement deux expositions concomitantes aux antipodes l’une de l’autre, mais qui dessinent dans cet écart assez précisément le projet artistique de l’association.
À main gauche Sculptures, première exposition européenne de Margaret Honda, artiste californienne née en 1961, dont le brillant commissariat a été confié à Tenzing Barshee. Un solo show en trois objets, tiré au cordeau et ciselé au scalpel. Ici, les matériaux sont réduits au strict minimum minimal et il ne fait aucun doute que l’on visite une épure : Sculptures est un agrégat d’espaces de placo blanc. Des chambres vides reproduisent anti-chronologiquement à l’échelle 1:1, dans un enroulement labyrinthique, tous les ateliers qu’a occupés l’artiste tout au long de sa carrière. Pas de gigantisme (à vue de nez aucun des espaces ne dépasse les vingt mètres carrés), ni de romantisme anecdotique inhérent aux clichés de la création artistique, on est au cœur du travail, et le travail d’Honda est là, tangiblement invisible. Autant qu’est invisible le deuxième terme de l’exposition : Wild Flowers. Au centre du complexe Sculptures, dans un espace sombre mais dégagé, est projeté Wild Flowers un film 16mm négatif noir et blanc tiré en chimie couleur (obsolescence de la technologie cinématographique oblige) dont ne subsiste qu’un écran blanc sali et son halo. La bande son (optique) déroule en français la liste des espèces de fleurs sauvages dont l’image a été originellement enregistrée sur la pellicule. Le troisième objet, Writings, regroupe dans un livre en édition limitée un corpus de textes de l’artiste qui décrit minutieusement ses propres œuvres.
À main droite : Moucharabieh, une exposition collective où l’on retrouve une vingtaine d’artistes, majoritairement des jeunes femmes, qui ont croisé à un moment ou à un autre les destinées de l’association et/ou de ses trois directrices.
Sur le grand plateau du Panorama, la toute nouvelle salle d’exposition de la friche, dans un display (scénographie/sculpture/architecture) qui tend vers le design d’un lifestyle hédoniste de l’ordre du standing conçu par Clémence Seilles en collaboration avec son crew (Bowmann, Demans, Jaffuel et SANKS) se déploie un ensemble d’œuvres où le bricolage punk (Eva Barto, Jean-Alain Corre, Thomas Teurlai) le dispute à une ligne plus straight geometric (Lina Viste Grønli, Hedwig Houben). Le groupement de ces œuvres ne s’interdit aucun paradoxe et favorise les prises de distance nettement critiques face à un certain nombre de normes sociales, esthétiques, etc.
Si le tout fait un peu dispersé, le dispositif prend toute son ampleur le lendemain du vernissage. C’est l’après-midi. Il y a des humains. L’arrière-plan de l’exposition est un grand rectangle paysager de Marseille sous un ciel de plomb fondu. Une fragrance de calva distillé par l’une des installations flotte dans ce hangar-sur-le-toit.
À contre-jour, au loin, un jeune architecte barbu barbotte dans une « piscine-catwalk-podium ». Au premier plan, sur/dans le « bureau directorial » circulaire, l’audience alanguie écoute Mon épidémie, une longue digression sur le SIDA et les enjeux éthiques/esthétiques liés à sa transmission qui constitue la conférence de Lili Reynaud-Dewar cependant qu’une projection muette montre l’artiste, seule, nue, blackfaced de la tête aux pieds, dansant dans des lieux d’expositions vides de spectateurs, fermés ou en montage. Il y a du temps. C’est de la musique.
Au fond, au bord de la grande verrière, les Métro-bondages de Jean-Alain Corre font face à deux nègres en débardeurs blancs de la peinture de Lynette Yiadom-Boakye. Devant, quatre socles en briques maçonnés portent la collection de livres de Lina Viste Grønli, plusieurs exemplaires de plusieurs éditions d’Art And Alienation. Plus près, Robot-bang, une machine infernale aussi DIY qu’une bombe artisanale — qui fume d’un trait une cigarette (par exemple) si un visiteur la lui fournit — voisine avec une grande forme de bois brut derrière laquelle se déroule la projection vidéo Dissident Sunset de Gail Pickering. Dans mon dos, de grandes affiches monochomes placardées scandent du vocabulaire administratif et des images rendues invisibles par la manipulation peu orthodoxe d’un scanner. Sur un grand portant sèchent des serviettes de bain art & craft.
En face, sur le grand mur de gauche où sont incrustées d’immenses grilles de fer à béton, sont accrochés trois écrans plats façon expo de MJC. Color and Shapes, a Short Explanation of My Artistic Practice, About the Good and the Bad Sculpture et The Good, The Bad, The Happy, The Sad. Les conjectures vidéos d’Hedwig Houben frôlent le powerpoint pédagogique moderniste. Paradoxalement, c’est cette proposition tongue-in-cheek à l’humour dévastateur qui rejoint les questions fondamentales à propos des œuvres que pose l’exposition de Margaret Honda et dont Triangle est un observatoire précieux : pourquoi, comment, dans quelles conditions, les artistes produisent-ils, et quoi ? D’où ça vient, comment est-ce, qu’est ce que ça va devenir ?
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