NN-A NN-A NN-A

par Aude Launay

« NN-A NN-A NN-A » emprunte sa manière à la poésie concrète pour évoquer ce que ses trois commissaires — Gunnar B. Kvaran, Therese Möllenhoff et Hanne Beate Ueland — officiant à l’Astrup Fearnley Museet d’Oslo nomment la nouvelle abstraction norvégienne.

Tout juste cent ans après l’avènement officiel de la peinture abstraite via l’accrochage, tout en haut d’un mur d’une galerie de Pétrograd, d’un certain Carré noir sur fond blanc, ils en examinent l’actualité dans le travail des jeunes artistes de leur contrée, avec toutes les ambiguïtés que cela suppose. En effet, si filiation il y a, l’abstraction d’aujourd’hui est néanmoins passée par le filtre d’un siècle d’art moderne avant d’être réactivée à l’aune des concepts contemporains dans des œuvres que Therese Möllenhoff qualifie pour certaines de néo-modernistes. Alors que la déhiérarchisation et le nivellement postmodernes ont achevé de la délester de ses idéaux, voire des théories qui la sous-tendaient, l’abstraction n’est-elle plus qu’une référence, qu’une catégorie purement visuelle ? L’on a posé la question à Gunnar B. Kvaran ainsi qu’à Olve Sande, l’un des artistes supposés représenter cette nouvelle abstraction. Leurs deux points de vue relativement opposés dessinent en tout cas l’espace d’une réflexion que l’on pourrait résumer ainsi : l’abstraction que l’on rencontre aujourd’hui dans le travail des jeunes artistes ne fait-elle que ressembler à de l’abstraction ?

Ivan Galuzin, Hubba Bubba Skin. Vue de l’exposition « NN-A NN-A NN-A » Astrup Fearnley Museet, Oslo. Photo : Astrup Fearnley Museet.

Ivan Galuzin, Hubba Bubba Skin. Vue de l’exposition « NN-A NN-A NN-A »,
Astrup Fearnley Museet, Oslo. Photo : Astrup Fearnley Museet.

Entretien avec Gunnar B. Kvaran

Vous avez, depuis 2005 avec « Uncertain States of America », conduit aux côtés d’Hans Ulrich Obrist et d’autres curateurs, un certain nombre d’expositions dévolues aux jeunes scènes artistiques de territoires définis comme les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Brésil et, tout récemment, l’Europe1. D’après votre expérience, que pouvons-nous entendre désormais par l’appellation de « scène artistique » sachant que les artistes sont plus mobiles que jamais ?

Ces dernières décennies, la notion occidentale de l’art est devenue un langage universel. Pourtant, et malgré une mondialisation galopante, les différentes cultures et civilisations n’ont pas fusionné en un seul et même monde. Et même si les artistes de par le monde adoptent des manières de faire de l’art relativement semblables, ils restent ancrés dans leur environnement géo-culturel par leur langue, leur histoire, leur culture au sens large, et même leur climat. Bien sûr, c’est plus évident lorsque l’on compare des artistes chinois, japonais ou indiens à des artistes américains et européens. Il est clair que l’on retrouve un réel caractère chinois dans les œuvres d’un artiste comme Huang Yong Ping. Les « scènes artistiques » ne sont pas seulement les lieux de production des œuvres d’art mais un certain endroit à un certain moment où différentes sortes d’ingrédients conditionnent la pratique artistique. La question des infrastructures culturelles locales — écoles d’art, musées, galeries — entre aussi en ligne de compte. Je pense que nous sommes décidément bien loin d’une unique « scène artistique mondialisée ».

Johanne Hestvold, EV VU, 2014. Cuivre, 230 × 90 cm. Courtesy Johanne Hestvold. Photo : Astrup Fearnley Museet.

Johanne Hestvold, EV VU, 2014. Cuivre, 230 × 90 cm. Courtesy Johanne Hestvold. Photo : Astrup Fearnley Museet.Cette question de la mobilité des artistes au sein même d’un territoire se pose en effet avec une plus grande acuité en ce qui concerne l’Europe. La dénomination de « scène artistique européenne » est-elle donc réellement possible et pertinente au regard de ce qu’en affirme le communiqué de presse de l’exposition « Europe-Europe » dont vous avez été l’un des commissaires : « l’Europe est un territoire de plus en plus polycentrique, dans lequel les artistes vont et viennent d’une ville à l’autre, sans plus être attachés à leur pays d’origine ni déterminés par les règles et les canons qui ont longtemps structuré et défini les différentes nations artistiques européennes » ?

La question des scènes artistiques en Europe est évidemment plus délicate. Ces dernières années, la mobilité des artistes, qu’elle soit physique ou virtuelle, s’est nettement accrue au sein de l’Europe. L’accès à l’information et la possibilité d’informer les autres, via Internet, triomphe. C’est nettement visible en Europe centrale et en Europe du Nord. Il y a un flux particulièrement important d’artistes voyageant entre des villes comme Berlin, Bruxelles, Paris, Londres et la Scandinavie en général, ce qui signifie qu’il n’y a plus une ville, une scène artistique, qui dominerait le reste de l’Europe. Aujourd’hui, il y a de nombreuses scènes artistiques en Europe qui sont ancrées dans leur histoire et dans leur environnement culturel mais qui, en même temps, communiquent les unes avec les autres. Le continent européen, en ce qui concerne l’art moderne et contemporain, est d’une multiplicité exceptionnelle, riche de productions culturelles informées par les traditions, l’histoire et les langues locales. En fait, il y a de nombreuses scènes artistiques fortes en Europe, des scènes à la fois stables et en mouvement, et puis il y a les artistes qui voyagent d’une scène à l’autre, apportant avec eux de nouvelles influences — jusqu’à un certain point — et en absorbant d’autres. Mais par-delà la question des scènes artistiques, l’on peut dire que les artistes européens se préoccupent moins qu’avant de leur « identité nationale ». Ils ne représentent pas vraiment une nation.

Après « Lights on Norwegian Contemporary Art » en 2008, vous venez d’ouvrir « NN-A NN-A NN-A2 » pour « New Norwegian Abstraction » ; évoquant « Europe-Europe, » vous dites « nous avons dû renoncer à une partie de notre ambition de définition pour découvrir la véritable nature des scènes artistiques européennes3 », quel parti curatorial avez-vous pris avec vos associées pour cette nouvelle exposition ?

La scène artistique européenne est peut-être plus riche et multiple que celles que nous avons évoquées au début, l’Europe étant un continent composé de nombreuses nations, de langues et de cultures variées. La complexité de ces différentes scènes artistiques et l’échelle du projet nous ont amenés à travailler selon un « modèle curatorial organique », de manière à créer une exposition qui puisse se développer dans le temps. Dès le départ, « EUROPE EUROPE » a été conçue pour être présentée dans plusieurs musées dans les années à venir. La « règle du jeu » était que les curateurs choisissent deux artistes et un correspondant (un expert local) dans chacune des villes. Le correspondant apporte sa contribution à l’exposition en suggérant deux artistes supplémentaires à inclure dans la sélection et au catalogue en rédigeant une introduction à la scène artistique dans laquelle il exerce. Pendant toute la durée de « EUROPE EUROPE », huit artist-run-spaces des huit villes, choisis en concertation avec les correspondants, ont été invités à présenter un projet spécial le temps d’un week-end dans un espace dédié à l’intérieur de l’exposition. Notre intention était, avec cette règle du jeu, de réussir à pénétrer les différents niveaux de production artistique de ces scènes afin de nous rapprocher autant que possible des artistes et de la nature profonde des scènes en question.

« NN-A NN-A NN-A » est un projet tout à fait différent et son modèle curatorial est plus traditionnel. Ces dernières années, nous avions remarqué que de plus en plus de jeunes artistes norvégiens travaillaient autour de la notion d’abstraction. Lors de nos recherches, nous avons découvert que nombre d’entre eux revisitaient les possibilités d’une nouvelle abstraction. Nous en avons choisi dix-sept, six jeunes hommes et onze jeunes femmes. Assez rapidement, nous nous sommes rendu compte que la plupart d’entre eux expérimentaient avec les matériaux et la matérialité, inventant ou s’appropriant des outils inhabituels pour créer de nouvelles possibilités d’écriture et d’expression, tandis que d’autres s’intéressaient plus à la construction et déconstruction de formes liées à l’espace et à l’idée de temps.

«NN-A NN-A NN-A», Astrup Fearnley Museet, Oslo. Au mur, de gauche à droite : Fredrik Værslev, Ivan Galuzin; au sol : Tiril Hasselknippe. Photo : Astrup Fearnley Museet.

« NN-A NN-A NN-A » semble s’appuyer sur le constat que vous faites d’un usage de l’abstraction comme d’une forme parmi d’autres, comme d’une archive au sein de laquelle puiser des références plus formelles que conceptuelles, avant de les réinvestir de nouveaux contenus. Cette nouvelle abstraction ne serait-elle plus désormais, selon vous, qu’un schème visuel ?

À première lecture, les œuvres de ces artistes semblent confirmer qu’ils sont les arrière-petits-enfants du modernisme — une vision du monde qui s’est développée au tournant du xxe siècle. Il est cependant évident que ce n’est pas seulement l’abstraction historique que l’on retrouve dans leurs œuvres, le minimalisme et le conceptualisme y sont aussi très présents. C’est peut-être plus lisible dans leur manière de travailler et dans leurs écrits que dans les œuvres elles-mêmes, une fois achevées. Et plus qu’auparavant, les titres jouent un rôle intéressant, révélant les intentions des artistes et la proximité du langage et de l’abstraction, une proximité qui est bien évidemment intellectuelle et rationnelle, fondamentale, le langage étant un système symbolique. L’on peut aussi percevoir dans ces œuvres l’ombre du postmodernisme qui a été une influence majeure de ces dernières décennies. Bien sûr, c’est d’une certaine manière contradictoire, mais cela illustre bien l’étrangeté de la situation pour de nombreux artistes aujourd’hui, norvégiens y compris, lorsque l’on en vient à leur relation aux références historiques. Est-ce une manière de trouver de nouveaux moyens d’expression, d’inventer de nouvelles possibilités, plutôt que de travailler avec des références déplacées et qui réapparaissent éternellement, des idées comme des images, aux origines lointaines ou désormais sans importance ? Mais leurs peintures ne procèdent pas des mêmes intentions qu’il y a cinquante ou soixante ans. Ces dix dernières années, on a pu voir les jeunes artistes inclure les références à l’histoire de l’art dans le flot d’objets trouvés qui leur sert de matière brute, sans aucun scrupule, inscrivant ainsi leurs œuvres dans une approche de l’image-comme-abstraction dans laquelle les images sont considérées comme les parties d’un tout, ce qui pose la question de la représentation et de l’abstraction, ou de la représentation de l’abstraction. La reprise continuelle de formes abstraites en sculpture et en peinture qui se révèle souvent dans les nouveaux médias signifie que la perturbation de la linéarité de l’histoire devient le sujet inhérent à ces œuvres. La relation des artistes à l’histoire est assez souple, et ils n’ont aucun problème à admettre qu’elle les influence. En fait, en tant qu’enfants de l’Internet (et pas seulement arrière-petits-enfants du modernisme), ils ont rompu avec la linéarité de l’histoire et se trouvent simultanément dans le passé et dans le présent, s’abreuvant de l’imagerie de l’histoire de l’art aux abondantes sources qui y sont présentes, sans émettre d’opinion, en créant simplement leur propres œuvres et leur propre espace.

1 « China Power Station », « Indian Highway », « Imagine Brazil », « Europe-Europe »…

2 « NN-A NN-A NN-A », Astrup Feranley Museet, Oslo, du 13.02. au 3.05.2015. Commissariat : Gunnar B. Kvaran, Therese Möllenhoff et Hanne Beate Ueland. Avec : Ann Iren Buan, Petter Buhagen, Marie Buskov, Ida Ekblad, Ivan Galuzin, Tiril Hasselknippe, Johanne Hestvold, Marianne Hurum, Marte Johnslien, Henrik Olai Kaarstein, Camilla Løw, Anders Sletvold Moe, Magnhild Øen Nordahl, Aurora Passero, Olve Sande, Fredrik Værslev, Emma Ilja Wyller.

3 Cf. André Gali, « The Energy Within the Crisis », in Kunstforum n°4, 2014, p. 72.

Entretien avec Olve Sande

Olve Sande, Plasterboard Flats. Vue de l’exposition / exhibition view of « NN-A NN-A NN-A », Astrup Fearnley Museet, Oslo. Photo : Astrup Fearnley Museet. Courtesy Olve Sande ; Galerie Antoine Levi, Paris.

Olve Sande, Plasterboard Flats, 2015. « NN-A NN-A NN-A », Astrup Fearnley Museet, Oslo. Photo : Astrup Fearnley Museet. Courtesy Olve Sande ; Galerie Antoine Levi, Paris.

En tant qu’artiste, que pensez-vous du fait d’être invité à participer à une exposition intitulée « Nouvelle abstraction norvégienne » ?

Le fait de participer à cette exposition et tout le processus qui y a mené m’a évidemment rendu plus conscient du rôle que l’abstraction joue dans ma pratique, et de la manière dont mon idée de l’abstraction se rapporte à d’autres idées de l’abstraction. Je pense que l’un des aspects bénéfiques de cette exposition est la discussion qu’elle a enclenché au sujet de l’abstraction. Depuis le début des recherches des curateurs à ce sujet, il y a eu de nombreuses discussions entre artistes sur la signification de ce terme ; il s’avère que rares sont ceux qui savent ce qu’il signifie… Il y a bien sûr une grande différence entre l’abstraction comme style, comme mouvement, et l’abstraction en tant qu’idée. Il est assez aisé de la définir comme style, mais cela devient beaucoup plus épineux lorsque l’on s’attaque au concept.

Pour beaucoup, l’art abstrait est une manière de désigner une œuvre dont on ne reconnaît pas le sujet mais, si l’on y réfléchit, la peinture expressionniste abstraite est bien moins abstraite qu’un portrait photo-réaliste car elle n’est l’abstraction de rien — l’Action Painting est un acte très concret, sans référent. Le terme se contredit sans cesse et, plus l’on en parle, plus il devient ardu de le définir. Le mot « chaise » est une abstraction de la chaise elle-même mais c’est en même temps quelque chose de très concret. La plupart des œuvres présentées dans l’exposition sont non représentationnelles mais il y a aussi des pièces comme la mienne qui est hyper représentationnelle et n’a pas grand chose à voir avec la peinture abstraite.

Que signifie pour vous l’expression « nouvelle abstraction » ?

Je n’y vois pas tant de choses que ça et j’essaie d’oublier que le mot « nouveau » en fait partie. Je vois « NN-A NN-A NN-A » comme une exposition sur l’abstraction, nouvelle parce que les artistes sont jeunes et que les œuvres sont récentes, mais je ne suis pas sûr que l’intérêt pour l’abstraction soit plus présent maintenant qu’il y a dix ans. Si l’on réduit l’idée d’abstraction à un style pictural, alors peut-être, mais ce serait faire l’usage le moins intéressant de ce mot. Pour moi, l’abstraction tient plus d’une approche artistique qu’elle ne parle de figuration ou de non-figuration ; elle s’oppose à une œuvre conceptuelle, synthétique. C’est une manière d’insister sur l’importance de quelque chose qu’il est impossible de décrire, ou qui disparaîtrait au moment où l’on tenterait de le décrire. L’abstraction prend du temps. Il s’agit d’aller au cœur des choses et cela a beaucoup à voir avec l’échec et la répétition. C’est la recherche d’une manière de communiquer quelque chose qui semblerait inintéressant et fade si on l’expliquait ; c’est vivre avec quelque chose, passer du temps avec, et ne pas le décortiquer pour l’analyser mais comprendre progressivement de quoi il est question et chercher à l’exprimer sans le décrire. Je pense que c’est assez proche de la manière dont fonctionne la poésie.

Olve Sande, Apertures (Magalie), 2015. Impression sur tissu tendu sur châssis / print on fabric, stretcher, 200,5 × 104,5 cm & Apertures (Davide), 2015 impression sur tissu tendu sur châssis / print on fabric, stretcher, 182 × 93 cm. Vue d’exposition / installation view, Sogn og Fjordane Kunstmuseum. Courtesy Olve Sande ; Galerie Antoine Levi, Paris.

Olve Sande, Apertures (Magalie), 2015. Impression sur tissu sur châssis, 200,5 × 104,5 cm;  Apertures (Davide), 2015, impression sur tissu sur châssis, 182 × 93 cm. Vue d’exposition, Sogn og Fjordane Kunstmuseum. Courtesy Olve Sande ; Galerie Antoine Levi, Paris.

Il y a soixante ans, Clement Greenberg écrivait que : « De Giotto à Courbet, la principale tâche du peintre a consisté à creuser sur une surface plane l’illusion d’un espace tridimensionnel. On regardait  à travers cette surface comme on regarde la scène par-delà le proscenium. Le modernisme a progressivement rétréci cette scène jusqu’à ce que l’arrière-plan se confonde maintenant avec le rideau — rideau qui est tout ce qu’il reste au peintre pour travailler. […] Le tableau est aujourd’hui devenu une entité appartenant au même espace que notre corps ; il n’est plus le véhicule de son équivalent imaginaire.1 » Il est difficile de ne pas voir votre travail, et tout particulièrement la pièce que vous présentez dans « NN-A NN-A NN-A », comme une réponse directe aux propos de Greenberg. Pouvez-vous m’en dire plus sur la manière dont cette pièce semble être une pierre angulaire dans votre manière de penser la relation que vous établissez entre architecture et littérature ?

Il est très important pour moi que l’œuvre soit du même ordre que les choses qui nous entourent. En ce qui concerne les Plasterboard Flats qui sont exposées à l’Astrup Fearnley Museet, j’aimerais que l’on voie chaque panneau comme s’il était réellement du placoplatre, extrait d’une pile de plaques de placo qui se ressemblent toutes mais qui sont aussi évidemment des objets individuels. La pièce n’est ni un ensemble de sept œuvres ni une seule œuvre, ce ne sont ni des pièces uniques ni une série définie. Ceci dit, ce qui m’intéresse dans le placoplatre ce ne sont pas ses qualités matérielles mais le placoplatre en tant qu’idée : l’idée, l’acte de construire, de nouveaux espaces, des récits potentiels… Je ne veux pas que ces œuvres soient des objets spécifiques, j’aimerais qu’elles fonctionnent comme des structures génériques, donc, en un sens, qu’elles ne fassent pas partie des choses ordinaires. Je voulais créer une représentation du placoplatre plutôt que d’en utiliser des plaques véritables, comme l’on ferait au théâtre, en espérant que cela rendrait l’idée du placoplatre plus claire. Je n’ai pas envie que l’œuvre dépende de ses qualités matérielles.

Il y a un certain temps, j’ai appris à peindre dans un atelier de production de décors de théâtre. Lorsque j’ai demandé aux peintres pourquoi ils peignaient un sol sur la scène au lieu d’utiliser des matériaux existants, ils m’ont expliqué qu’à distance, un sol peint à la manière d’un linoléum ressemblait plus à du linoléum que du vrai linoléum. Cela m’a frappé. Pourquoi utiliser le matériau réel si c’est l’idée du matériau qui vous intéresse ? Alors quand j’ai compris que ce qui m’intéressait dans ce projet, c’était l’idée du placoplatre et non le placoplatre en tant que matériau, j’ai décidé de le présenter comme si l’on était au théâtre. Je voulais le faire ressembler plus au placoplatre que ne le peut du vrai placoplatre.

Ce qui me plaît dans les matériaux de construction, c’est l’idée des espaces qu’ils induisent, leurs potentialités narratives. Peut-être qu’il serait plus juste de parler de situations potentielles. L’idée d’un récit m’intéresse au même titre que l’idée d’architecture m’intéresse plus que la construction réelle de bâtiments. Lorsque l’on termine un espace, que l’on a peint les murs et que l’on y a installé ses meubles, cet espace perd tout son potentiel imaginatif. C’est pour cela que j’aime travailler avec du placo et du feutre absorbant, parce que l’on ne voit ces matériaux que dans le processus de construction ou de rénovation, et que ce processus est pour moi la mise en place de conditions structurelles d’une série de situations spécifiques. Lorsque l’on commence à peindre les murs, l’on perçoit progressivement ce que cela va donner et le potentiel narratif de l’espace décroît de la même manière que la scène de Greenberg. Mes pièces sont à la fois le rideau de scène et la toile de fond ; la scène vide est une architecture ouverte, une situation générale qui peut accueillir n’importe quelle situation spécifique. Si la peinture moderniste était réduite à un rideau de scène, la mienne cherche à séparer le rideau de la toile de fond pour l’en éloigner et réouvrir la scène. En fait, j’aimerais que le rideau soit là pour y découper des ouvertures comme des fenêtres, les épingler sur le mur du fond, et ouvrir ainsi un espace entre le rideau déchiré et les fenêtres aveugles du décor.

Ce qui m’intéresse profondément, c’est le potentiel littéraire de l’architecture et le potentiel architectural de la littérature ; je trouve la scène vide bien plus intéressante que n’importe quelle pièce de théâtre et je trouve la fenêtre fermée bien plus intéressante que celle avec vue.

1 Clement Greenberg, « Abstraction, figuration et ainsi de suite… » (1954), in Art et Culture, essais critiques, Macula, 1989.

(Image en une : Magnhild Øen Nordhal, Seksagesimal, 2015. Courtesy Magnhild Øen Nordhal. Photo: Astrup Fearnley Museet.)