Laëtitia Badaut Haussmann
Ce qui interpelle d’emblée lorsque l’on découvre le travail de Laëtitia Badaut Haussmann, c’est à quel point cette dernière maîtrise l’histoire et les vocabulaires cinématographique, littéraire, architectural ou du design, qu’elle entremêle régulièrement dans sa pratique. Ainsi du jeune garçon qui frappe une balle indéfiniment contre un mur dans Tiebreaker (2010), où transparaît une réflexion sur l’épuisement des images, tout en illustrant une phrase prononcée par Godard lors d’une interview – « J’adore le tennis, je peux regarder un gamin de douze ans taper pendant deux heures la balle contre un mur1». Ainsi également de cette parabole sur l’apprentissage qu’est And again and again and again (2012), vidéo dans laquelle un danseur répète perpétuellement le même mouvement jusqu’à l’étourdissement, sensation renforcée par le travelling circulaire incessant. En s’emparant de la sorte de ces formes et théories pour les mettre au service de son propre travail, Laëtitia Badaut Haussmann tend à déconstruire les codes narratifs « classiques ». Toutefois, loin d’une démonstration spectaculaire ou grandiloquente, elle cherche plutôt à instaurer une ambiance, une atmosphère singulière, propice à l’abandon et à la rêverie. Les termes de réminiscence, d’influence, d’apparition ou de dérive sont régulièrement employés pour qualifier son travail, et témoignent de cette volonté d’emmener le spectateur vers un ailleurs où la fiction prendrait insidieusement le pas sur la réalité. L’artiste travaille sur les formes du récit, ce que l’on donne à voir et à entendre, dans une tentative de révélation d’un potentiel narratif insoupçonné, l’espace d’exposition devenant un lieu d’affranchissement et de sublimation du réel. De dérive, il est d’ailleurs question dans A Program (2013)2 et A Program #2 (2014)3, autres exemples significatifs des croisements et hybridations opérés par l’artiste. Laëtitia Badaut Haussmann a en effet entrepris ces dernières années un travail qui relève de la performance, qu’elle qualifie de « déambulation cinématographique ». Ces pérégrinations dans des zones périurbaines, périphériques – du pavillon Carré de Baudouin au quartier Croix de Chavaux ou dans divers quartiers de Vitry-sur-Seine – , sont ponctuées d’interventions de personnages anonymes rappelant des figures de la Nouvelle Vague, de furtives séquences fictionnelles qui viennent s’insérer dans le quotidien pour mieux le perturber, l’« augmenter », d’une certaine manière, tout en révélant ces quartiers habituellement délaissés, proches de l’univers de J.G. Ballard ou de David Cronenberg.
Cette imbrication de plusieurs schémas narratifs se retrouve dans sa volonté quasi systématique de répondre à un contexte et à une situation spécifiques, qu’ils soient étroitement liés au lieu de présentation des œuvres, à une rencontre ou à un endroit découvert lors de recherches préliminaires. Travaillant à la manière d’une archéologue ou d’une anthropologue, Laëtitia Badaut Haussmann exhume des moments d’histoire, comme dans l’installation We wish we could have gone on that journey (2013), présentée dans « Mélodies en sous-sol », premier volet du cycle « Le tamis et le sable » à la Maison Populaire de Montreuil4. Cette accumulation d’assises rudimentaires – réalisées d’après l’autoprogettazione, système de construction de meubles pensé par Enzo Mari en 1974 – fait écho à l’histoire d’Émile Méreaux, fondateur, à la fin du xixe siècle à Montreuil, d’une communauté anarchiste cherchant à développer des logiques alternatives d’échanges économiques sur la base d’une coopérative de production de meubles, et instigateur, quelques années plus tard, des Soirées ouvrières de la première Université populaire de la ville. De la même manière, lors de l’exposition « … C’est ainsi que finit le monde. Pas sur un Bang, sur un murmure5 », l’artiste est allée fouiller dans les archives de l’association Emmetrop, à Bourges, pour en exhumer des affiches de concert qu’elle a ensuite recadrées et agrandies au format poster, proposant d’ériger les figures du rock alternatif aux rangs d’icônes (These are the days that matter [2011]). Enfin, dans ce qui reste l’un de ses projets emblématiques, lors de l’exposition « Dynasty » en 2011 au Palais de Tokyo et au musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, elle s’est intéressée à l’histoire pour le moins atypique de ces deux bâtiments et à certaines de leurs attributions précédentes : lieu de stockage de pianos confisqués par les nazis aux familles juives déportées pour le premier, et ambassade de Pologne pour le second (No one returns et No one returns II [2010]).
Sa récente exposition au centre d’art contemporain Passerelle, à Brest, intitulée « L’influence de Neptune6 », était construite selon le même principe. À l’origine du projet, un lieu brestois mythique, Le Vauban, hôtel et salle de concert ouvert dans les années 1950, au potentiel de projection certain. Suite à la découverte de cet établissement lors d’un séjour dans la ville du Ponant, Laëtitia Badaut Haussmann a conçu un projet qui convoque donc ce haut lieu de la vie nocturne bretonne mais également les deux figures iconiques que sont Jean Genet et Rainer Werner Fassbinder – auteurs respectivement de Querelle de Brest et Querelle, son adaptation cinématographique –, ainsi que des figures du modernisme et du fonctionnalisme, d’Eileen Grey à Joe Colombo. Toutefois, loin d’un « simple » hommage ou d’une pratique relevant de l’appropriation ou de la citation, l’artiste s’est emparée de ces différents éléments pour mieux les transcender, écrire une partition, un cheminement, qui fait exposition et instaure une ambiance tout à fait singulière, l’espace industriel de Passerelle se transformant pour quelques mois en un intérieur moderniste, plongé dans une semi-obscurité. Avec « L’influence de Neptune », Laëtitia Badaut Haussmann est parvenue à un équilibre rare, une alchimie entre les éléments réunis qui a quelque chose de l’ordre de l’irrationnel – sentiment renforcé par la connotation mystique du titre –, donnant l’impression d’arpenter une seule et même installation, contenant à la fois l’amorce, l’exploration et la poursuite du récit. Les différentes œuvres se répondent – les paravents de verre (Lee filters almost [2015]) semblent apparaître dans les variations lumineuses du film qui donne son titre à l’exposition, les assises et luminaires disposés ça et là paraissent tout droit sortis des images encadrées aux murs (Maison française, une collection [2012-2014]) – sans qu’aucune d’elles ne prenne le pas sur les autres. Elles ne sont pas la simple illustration d’une idée mais bien son incarnation, une mise en forme parfois lacunaire mais fidèle aux désirs de l’artiste. La sculpture qui ouvre l’exposition (Sans titre (l’amour est plus froid que la mort) [2015]) est d’ailleurs emblématique de ces croisements et autres frictions : il s’agit d’une pièce de tissu torsadée en une forme à la fois extrêmement sobre et organique représentant un nœud, tel un objet charnière, un nœud de sens qui parviendrait à lier l’ensemble des œuvres réunies tout en faisant écho à Genet, le noir et le velours rappelant à la fois le deuil et le désir, deux états omniprésents dans son texte.
Extrêmement protéiforme, la pratique de Laëtitia Badaut Haussmann ne s’appréhende pourtant réellement que dans son ensemble. Elle est à envisager comme un seul et même corpus qui se développe au fil des années et des projets réalisés, chacun d’eux venant répondre au précédent et l’enrichir, en permettre une nouvelle lecture. Son dernier projet en date, « When the Sun and Neptune,7 », présenté à Zoo galerie à Nantes, en est une illustration fidèle. L’artiste convoque ici une autre figure littéraire majeure en la personne de Robert Louis Stevenson, au travers de cette citation : « dans la pièce où l’écrivain travaille, il devrait toujours y avoir une table recouverte de cartes, de plans d’architectes et de livres de voyages, une seconde table où il écrit et une troisième qui devrait toujours rester vide ». Cette sentence, riche de promesses, se veut le point de départ de l’exposition, à la fois l’énoncé de sa résolution formelle, le prétexte à une proposition sur les liens entre littérature et architecture – la page blanche, le white cube – et une réflexion sur l’espace à dimensions multiples qu’est un texte. Ce faisant, Laëtitia Badaut Haussmann prolonge ce jeu de rappels et de croisements, l’exposition nantaise étant pensée comme une postface à son pendant brestois. Outre le clin d’œil du titre, on y retrouve en effet cette volonté de répondre à la singularité d’un lieu donné par un aménagement spécifique, son intérêt pour le passage du temps, l’accumulation de différentes strates narratives et la mise en place d’un contexte, d’un dispositif, plutôt que la résolution claire d’une problématique.
1 « L’homme qui en savait trop », entretien de Jean-Luc Godard avec Samuel Blumenfeld, Christian Fevret et Serge Kaganski, in Les Inrockuptibles n°49, septembre 1993, pp. 75-82.
2 A Program (2013), biennale Hospitalités, Val-de-Marne, 22 juin 2013, commissariat : mac/val.
3 A Program #2 (2014), biennale de Belleville 3, Paris, 12 octobre 2014, commissariat : Patrice Joly.
4 « Mélodies en sous-sol », La Maison Populaire, Montreuil, du 15 janvier au 30 mars 2013, commissariat : Raphaël Brunel, Antoine Marchand, Anne-Lou Vicente.
5 « … C’est ainsi que finit le monde. Pas sur un Bang, sur un murmure », Transpalette, Bourges, du 1er juillet au 20 août 2011, avec Julie Béna et Claire Trotignon, commissariat : Jérôme Cotinet-Alphaize et Damien Sausset.
6 « L’influence de Neptune », centre d’art contemporain Passerelle à Brest, du 7 février au 2 mai 2015, commissariat : Etienne Bernard.
7 « When the Sun and Neptune, » Zoo galerie, Nantes, du 16 mai au 4 juillet 2015, commissariat : Patrice Joly.
- Publié dans le numéro : 74
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- Du même auteur : Leonor Antunes, Walid Raad, Inside Information, Rossella Biscotti, History Repeating, Sterling Ruby, Rosa Barba : Universal Cinema,
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