Katinka Bock, Zarba Lonsa
Les Laboratoires d’Aubervilliers, du 15 octobre au 19 décembre 2015
Au terme d’une résidence de neuf mois aux Laboratoires d’Aubervilliers, Katinka Bock livre les différentes étapes de son travail sur le terrain, au contact des commerçants du quartier des Quatre-Chemins. Le temps de l’exposition « Zarba Lonsa » (Bazar Salon en verlan), l’artiste fait de ces acteurs locaux les complices et les dépositaires de son œuvre. Katinka Bock affectionne ce langage fleuri si éloigné de l’autoritarisme coutumier du monde de l’art contemporain, elle aime aussi s’exposer à d’autres territoires moins attendus. Se prête-t-elle pour autant au jeu des politiques en intervenant dans des banlieues dites sensibles (cf. Fontaine gratuite après la pluie à Noisy-le-Sec en 2008) ? Rien n’est moins vrai. L’artiste infiltre insidieusement le système pour mieux en déjouer l’ordre imposé. « Zarba Lonsa » produit une poïétique (du grec poiein : créer, inventer, générer) en trois temps : donner, recevoir, exposer. L’artiste « offre » dans un premier temps une sculpture à quelques commerçants du quartier et, comme le souligne Marcel Mauss dans son Essai sur le don (1966), elle attend en retour une forme de réciprocité, un contre-don : une pièce de viande, des journaux, du matériel technologique, des vêtements, tous issus des boutiques sélectionnées. Par cet échange, Katinka Bock propose une tactique du détournement au sein d’un système libéral. « À aucun moment, il n’est question de trouver un quelconque équivalent monétaire ». Une œuvre est pourtant en jeu à chaque fois et non de simples objets personnels que les visiteurs échangeraient entre eux incités par un étrange maître de cérémonie le temps d’une performance (Roman Ondák, Swap, 2011).
La sculpture, repliée sur elle-même, si timide et introvertie, n’est autre qu’un cheval de Troie pour « toucher » une population peu avertie. Elle est le véhicule capable de produire ce fabuleux mélange dont parle Marcel Mauss : « Au fond, ce sont des mélanges. On mêle les âmes dans les choses ; on mêle les choses dans les âmes. On mêle les vies et voilà comment les personnes et les choses mêlées sortent chacune de sa sphère et se mêlent : ce qui est précisément le contrat et l’échange ». Pour parvenir à ses fins, l’artiste impulse une dynamique « artificielle » où chacun des protagonistes — aussi bien l’œuvre, le commerçant que l’artiste — n’est vraiment à sa place. La sculpture se confronte aux codes du petit commerce, à d’autres formes d’exposition au milieu des vêtements et quincailleries en tout genre. Les photographies prises dans le magasin témoignent de cet écart social, esthétique, culturel qui produit l’autre détournement recherché : « sculpter l’œuvre au contact des forces extérieures1 ».
Les objets offerts par les commerçants imposent leurs contours aux nouvelles céramiques exposées aux Laboratoires. L’artiste les a enveloppés de matière, avant de tout passer au four à 1 200 degrés. Hormis quelques éléments métalliques, rien ne subsiste de cette destruction volontaire. L’objet de consommation courante est alors ravalé, transformé et absorbé dans le processus artistique. Il a disparu comme par magie. Seul le titre apporte encore quelques éléments informatifs sur l’origine des formes sculpturales. Une baguette de pain, une queue de bœuf, un dessus de table et une corde verte ont été échangés pour la réalisation de l’installation Boudoir. L’enveloppe de céramique blanche devient une forme générique qui traduit bien cette confusion généralisée. Par cette entremise, Katinka Bock teste le pouvoir de l’art au regard d’autres systèmes que sont le lien, l’échange, le partage. Son Cercle (de deux mètres quarante, soit aux dimensions de l’envergure de la porte du centre d’art) composé de branchages glanés dans les rues voisines avant d’être fondus ensemble en bronze, annonce un nouveau cycle vertueux. Et toute l’exposition incite à se remémorer les sages paroles énoncées par Philodème de Gadara, disciple d’Épicure : « C’est en effet parce que les hommes tiennent pour ce qu’il y a de plus nécessaire les [biens] qui leur sont les plus extérieurs […] qu’ils se chargent des maux les plus pénibles et que, à rebours, [ils restent sourds à leurs appétits] les plus nécessaires, parce qu’ils les tiennent pour ce qui leur est le plus extérieur ». Sans doute est-ce à raison que le film super-8 semble soumettre ces formes à notre évaluation, en fin de parcours. Sont-elles essentielles ou secondaires ? Les sculptures sont brandies à bout de bras. Le geste n’est ni péremptoire ni ostentatoire. Il invente d’autres modalités d’exposition, spontanées et intuitives. La pellicule à gros grain et le cadrage volontairement bas font penser aux films de Richard Serra tentant de rattraper au vol des bouts d’acier dans les années soixante-dix. L’essentiel réside-t-il dans l’objet d’art, dans son processus de fabrication ou dans les usages secondaires qu’il produit ? L’exploration de cette dernière hypothèse implique de mettre en danger son statut en l’exposant aux flux extérieurs. Pour sa grande sculpture Liegende (céramique, pierre, bois, verre), perdue au milieu de la salle de spectacle des Laboratoires d’Aubervilliers, l’artiste évoque le souvenir d’une photographie de Jeff Wall (Citizen, 1996), un homme blanc endormi dans un jardin public. L’œuvre fait ici cet effort insurmontable : être capable de s’oublier un temps, de se confronter à l’indifférence générale, pour redoubler de force.
1 Katinka Bock, lors d’une conversation.
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- Du même auteur : Morgan Courtois, Laurent Montaron, Dioramas, Ângela Ferreira, Boca, Wesley Meuris, le Musée des Futurs, Peter Buggenhout,
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