r e v i e w s

The Averty Show

par Patrice Allain

Le Confort Moderne, Poitiers, du 25 septembre au 20 décembre 2015

« De même m’est-il arrivé de m’imaginer, la représentation finie, de me glisser à minuit dans un théâtre vide et de surprendre de la salle obscure un décor pour la première fois refusant de se prêter au jeu. » Julien Gracq, Un beau ténébreux.

Jean-Christophe Averty a travaillé pendant plus de trente ans à la télévision française[1]. Il y a développé une esthétique de « la mise en page électronique » très reconnaissable, en multipliant notamment les aplats colorés criards, les jeux de découpe, les surimpressions. Son humour grinçant scandalisait tout autant que sa pratique frénétique du remix qui travaillait comme en coalescence l’héritage des avant-gardes et la culture populaire.

Un soir de 1946, place Blanche : « Averty c’est un beau nom ! » se serait exclamé André Breton lors de la rencontre inaugurale entre les deux hommes. À l’auteur de Nadja qui l’impressionnait énormément, Averty aurait rétorqué que l’anagramme de son nom était « verita ». Pourtant, pour cet iconoclaste, le vrai ne se confond pas avec le réel immédiat. La leçon de choses apparaît dans son évidence lorsqu’on visionne son adaptation télévisuelle de Mouchoir de nuages, la pièce de Tristan Tzara. Le « très joli problème d’ordre général » que le promoteur de Dada posait : « À quel point la vérité est vraie. À quel point le mensonge est faux. À quel point la vérité est fausse. À quel point le mensonge est vrai2 » pourrait même servir d’incipit à l’œuvre d’Averty. Comme celui-ci le proclame clairement au détour d’une séquence de son portrait-vidéo réalisé par Pierre Trividic3, un axiome fait loi dans son monde proliférant et agité : « Il n’y a pas de vérité ! » Et encore moins de « cinéma-vérité ». Il est d’usage d’opposer à la vision vériste du cinéma, héritée des frères Lumière, celle d’un Méliès, génial bricoleur forain qui accumule les tours de passe-passe. Il est également d’usage de faire du magicien de Montreuil le maître en prestidigitation d’Averty. Pourtant, cantonner l’œuvre de Méliès à un jeu de fantasmagories c’est oublier que ce dernier s’est également confronté à la question du réel représenté. Tout autant que ses merveilleux trucages, c’est sa conception « régurgitante » du monde qui intéresse Averty. Méliès a en effet reconstruit en studio divers évènements d’actualité comme l’affaire Dreyfus lors de la révision du procès. Ses sources d’inspiration, il les puise dans la presse de l’époque, se référant très exactement à certains clichés issus de L’Illustration ainsi qu’à l’imagerie chromo du moment. Averty ne procédera pas autrement quand il adaptera Les Mamelles de Tirésisas, accumulant pour évoquer 14-18 divers dessins de presse, des croquis d’illustrateurs et les plus hétéroclites matériaux d’imagination nés des tranchées. Suivant son point de vue, la caméra n’est point cet outil d’enregistrement fantasmé qui permet de saisir le réel sur le vif et de viser la vérité. Comme le souligne Jill Gasparina, à qui l’on doit cette exposition inspirée, le travail d’Averty est au contraire « une machine de guerre contre le naturalisme ». À ses yeux et dans le moniteur de contrôle, la vérité ne peut s’entrevoir que sous le prisme étoilé du surréel. C’est là que se tient le personnage. « Oui je me réclame du surréalisme, je suis un surréaliste… attardé » revendique-t-il.

The Averty Show  Arnaud Dezoteux, Behind the scenes : Au seuil de l'éternel, 2015, en coproduction avec red shoes Photo : Eric Tabuchi

The Averty Show
Arnaud Dezoteux, Behind the scenes : Au seuil de l’éternel, 2015, en coproduction avec red shoes
Photo : Eric Tabuchi

The Averty Show  Diffusion d'une sélection de programmes de Jean-Christophe Averty. Scénographie : Fanette Mellier et Olivier Vadrot Photo : Eric Tabuchi

The Averty Show
Diffusion d’une sélection de programmes de Jean-Christophe Averty. Scénographie : Fanette Mellier et Olivier Vadrot
Photo : Eric Tabuchi

Analepse ou prolepse ?

L’Averty Show du Confort Moderne n’a pourtant rien d’un plat réchauffé à la sauce surréaliste. Bien au contraire, les aspects novateurs de cet héritier de Jarry et de Dada n’ont été que peu explorés. De fait, la seule exposition monographique d’ampleur consacrée à Averty s’est tenue en 1991 à l’Espace Electra à Paris et la première rétrospective de son œuvre vidéographique remonte à 1995, à l’occasion de l’exposition « Le rêve d’une ville » à Nantes. Et, quand bien même les mires de papier peint de Fanette Mellier qui tapissent ici les murs renverraient-elles avec un peu d’insistance l’image démultipliée du monde disparu de l’ORTF, l’exposition n’est pas un roide et froid hommage et encore moins un « tombeau » qui fleurerait bon la nostalgie du temps perdu. L’intérêt de la proposition réside plutôt dans le dévoilement d’un paradoxe : Averty est un attardé toujours en avance. Son travail fut en effet précurseur notamment dans le domaine de l’art vidéo. Dans l’Hexagone, il en a largement produit les prémices mais il est de surcroît une figure tutélaire opérant encore chez certains artistes contemporains. Ainsi, le vidéaste Pierrick Sorin reconnaît sans ambages sa dette à ce pionnier de la mise en scène électronique dont l’influence semble s’être même accrue dans les opéras qu’il a récemment montés4. Bertrand Dezoteux assume lui aussi cette filiation, proposant à Poitiers une adaptation de Parade en un clin d’œil appuyé au maître qui réalisa sa propre version du ballet de Satie et Diaghilev en 1980 : Picasso Land manifeste une force de sidération tenant à la maîtrise technologique de l’image 3D mais aussi aux références ironico-culturelles qui structurent son univers et animent les corps et graphies le peuplant. À son propos Arnaud Labelle-Rojoux parle très justement d’un « surréalisme de cartoon ». Et si, parfois, face à ses créatures hybrides, soumises aux caprices maîtrisés du code, on songe aussi aux premiers automates de synthèse et au bestiaire improbable d’un Michel Bret, on ne peut que saluer l’inventivité narrative et fabuleuse de ce nouveau virtuose atypique de l’image électronique.

Les inspirés de la découpe

Pas de « vérité » chez Averty… Ironiquement, par ce jeu onomastique, c’est aussi sa propre position auctoriale que le téléaste dynamite. En effet, à contempler l’ensemble de ses créations réunies, on peut appréhender l’ampleur du projet-palimpeste de ce génial bricoleur du petit écran, un projet dont l’essence même mine l’idée convenue d’auteur. L’aura de l’œuvre unique s’efface et, sur la palette électronique, les pixels se mélangent allègrement. Averty se tient du côté des inspirés de la découpe, des obsédés de la cisaille, des manœuvriers du scalpel. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. En bon thuriféraire du surréalisme, il lorgne du côté de Lautréamont, l’un des grands incitateurs du mouvement, mais par la magie du chroma key il trouve aussi un prolongement télévisuel aux pratiques réappropriatrices d’un Max Ernst. On songe enfin à Jacques Prévert à propos duquel Averty écrivait ces quelques lignes qui pourraient si aisément lui être retournées : « combien de magazines, platement illustrés, de romans à trois sous / De livres de Hetzel, et de cartes postales (Jaunissant au soleil), Jacques, sous tes ciseaux / Transformés en charpie, ont rempli de poubelles ? ». Couper-coller : voilà l’invite ! À l’enseigne de l’auberge des Raisins vertscomme au Confort Moderne, c’est la paire de ciseaux qui s’affiche et se mêle aux couverts.

Dès lors, on ne s’étonnera pas de découvrir au sein de ce show Body double 34, le dernier opus de Brice Dellsperger réalisé conjointement avec les étudiants des Beaux-Arts de Lyon. Grand maniaque du remake et figure iconique du remix, celui que Jean-Luc Verna qualifie « de JCA sous acide » s’est attaqué à une scène de My Own Private Idaho pour la combiner à diverses jaquettes de revues gays détournées et transformées à l’envi. L’ensemble donne naissance à une galerie de portraits de cover-boys qui s’animent et échangent d’une manière singulière. Des images fixes qui bougent, des êtres de chair bien vivants couchés sur du papier glacé, le mashup de Dellsperger assure une postérité outrancière à l’esthétique avertyenne.

 The Averty Show  Brice Dellsperger, Body Double 34, 2015 Photo : Eric Tabuchi


The Averty Show
Brice Dellsperger, Body Double 34, 2015
Photo : Eric Tabuchi

La vérité nue ?

« Entrez ! La vérité est ici ! Venez la voir ! ». Ces quelques mots qui visaient à alpaguer le chaland sur le boulevard du Crime dans Les Enfants du paradis auraient fort bien pu accueillir le visiteur du Confort Moderne. C’est à nouveau du côté de Prévert — scénariste de Carné — qu’il faut loucher. La vérité dévoilée c’est Arletty nue dans un puits. La « vérité nue » se baignant, immobile, contemple son visage dans un miroir. La surface polie redouble la scène et crée un feedback qui anticipe l’effet de boucle si caractéristique de l’outil télévisuel. Le regardeur observe la vérité en train de s’examiner elle-même. La séquence spéculaire nous renvoie immanquablement à l’univers d’Averty : au-delà de l’ironie, les jeux de mise en abyme et les multiples processus de distanciation dont il use et abuse dans son œuvre, questionnent la notion de dispositif.

La présence imposante d’un studio d’incrustation vert au cœur de l’exposition prend donc toute sa force. Servant au tournage d’un projet vertigineux d’Arnaud Dezoteux, il met en œuvre, de façon active, le processus de fabrication et les conditions techniques de la dramaturgie d’un genre en vogue dans l’industrie audiovisuelle, celui de l’heroic fantasy. Behind the Scenes est une création qui multiplie à dessein les zones de confusion entre regardeurs et acteurs, réalité et fiction, installation sculpturale et décor de cinéma. L’Averty Show réalise à l’ère du tout numérique et du virtuel la synthèse additive des différents discours sur le simulacre et l’illusionnisme, tout en ravivant en RVB nos souvenirs-écran.

The Averty Show  Bertrand Dezoteux, Picasso Land, animation 10mn, 2015. Chorégraphie : Yaïr Barelli

The Averty Show
Bertrand Dezoteux, Picasso Land, animation 10mn, 2015. Chorégraphie : Yaïr Barelli

Il ne s’agit pas pour autant de faire d’Averty un contempteur du Spectacle opérant dans la lignée des situationnistes. Il s’en étranglerait sans doute ! Toutefois, à l’instar d’un Nam June Paik ou d’un Wolf Vostell, ce contemporain de Fluxus génère un faisceau d’interrogations contemporaines dont le caractère irrémédiablement politique explose à retardement. Si l’on appréhende le concept de dispositif suivant l’acception qu’en donne Agamben, la télévision, l’ordinateur ou même l’automobile ne sont pas exclusivement des outils de communication et de divertissement dont il est coutumier de dénoncer les effets abrutissants. L’ensemble de ces objets ne renvoie pas seulement à un rapport médiatisé au monde. Le dispositif serait davantage une force stratégique et agissante dont les capacités à orienter et à contrôler visent le gouvernement des formes de vie. La tâche politique de l’heure actuelle serait de libérer ce qui a été saisi et séparé par les dispositifs pour le rendre à un usage commun. En ce sens, oui, Averty a ouvert la voie. Une voix joueuse et émancipatrice dont les éclats ont résonné dans les interstices de l’ORTF pour y déchaîner une force anarchique et populaire. Averty a su nous balancer ses quatre vérités. La représentation figurative ne se confond pas avec le réel. Le cadre est une découpe de l’espace, une réalité nécessairement tronquée par sa médiatisation. Il n’y a pas de vérité. Le dispositif doit être profané par tous et non par un seul. Averty a troqué le « i » de verita contre le « y ». Averty — avant la lettre — a inventé la génération Y. Les raisins verts ont muri. Trinquons à tous les cadavres exquis qui boiront le vin nouveau !

 Jean-Christophe Averty lors du tournage en studio du conte de Lewis Caroll  Photo : Jean-Claude Pierdet, 1970, copyright : ina


Jean-Christophe Averty lors du tournage en studio du conte de Lewis Caroll
Photo : Jean-Claude Pierdet, 1970, copyright : ina

1 La RTF (Radiodiffusion-Télévision Française) gère la télé nationale de service public, laquelle relève alors du monopole d’État. En 1964, l’appellation est redéfinie et l’ORTF apparaît mais l’organisme créé sera démantelé dix ans plus tard. Lors de son émission de variétés, Les Raisins verts, diffusée entre octobre 1963 et juillet 1964, Averty passe en direct des bébés de celluloïd à « la moulinette » et crée un scandale télévisuel.

2 La démarche de Tzara est celle du collage littéraire. Dans son texte qui pratique largement la distanciation scénique et le dévoilement des dispositifs, il met littéralement en pièces Hamlet.

3 Treize brouillons pour un portrait d’Averty, Pierre Trividic, 1990.

4 Les références au style d’Averty sont multiples dans l’adaptation de La Flûte enchantée que Pierrick Sorin et Luc De Wit ont réalisée à l’Opéra de Lyon en 2013.

Avec : Jean-Christophe Averty, Pierre-Olivier Arnaud, Nicholas Byrne & Anthea Hamilton, Brice Dellsperger, Arnaud Dezoteux, Bertrand Dezoteux, Fanette Mellier, Shana Moulton & Nick Hallett, Olivier Vadrot.



 

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