r e v i e w s

Alfred Jarry, Archipelago

par Christophe Domino

La valse des pantins – Acte I, Le Quartier, Quimper, du 5 juin au 30 août 2015

et

Acte II, La Ferme du Buisson, Marne-la-Vallée, du 18 octobre 2015 au 14 février 2016

Qui lit Jarry ? Produite entre 1885 et sa mort en 1907, l’œuvre d’Alfred Jarry demeure un apax dans l’histoire littéraire. Engagée sous l’égide de la poésie symboliste, elle cultive une forme d’hermétisme à la fois savant et désinvolte, parfois précieux et chargé de références classiques comme de culture vernaculaire et populaire, de liberté et de croisement de registres — de Rabelais aux classiques grecs en passant par la littérature populaire d’almanach et de chronique, de transgression. La figure de théâtre du roi Ubu, devenue mythique bien au-delà de la sphère littéraire, en fait un auteur connu sinon reconnu. Les surréalistes d’ailleurs y verront un des leurs, à travers la dramaturgie provocatrice et libre mais aussi l’invention d’un archétype de la tyrannie. Ses romans n’en sont pas moins porteurs de radicalité littéraire, et plus encore l’improbable récit qu’est Gestes et opinions du Docteur Faustroll, publié post mortem, en 1911. Il y forge une science moderne, la ‘Pataphysique, dite encore « science des solutions imaginaires », où la bouffonnerie le dispute à la gravité post-métaphysique. Jarry a dessiné, au-delà de son écriture même, un esprit et un imaginaire qui trouvent des échos chez nombre d’auteurs et artistes, Duchamp parmi les premiers.

Nathaniel Mellors, The Object (Ourhouse), 2010. Photo : Émile Ouroumov. Vue de l'exposition à La Ferme du Buisson.

Nathaniel Mellors, The Object (Ourhouse), 2010. Photo : Émile Ouroumov. Vue de l’exposition à La Ferme du Buisson.

Pauline Curnier Jardin, Blutbad Parade, 2014-2015. Installation, film HD couleur et son (37’), tente. Photo : Emile Ouroumov, 2015. Vue de l'exposition au Quartier, Quimper.

Pauline Curnier Jardin, Blutbad Parade, 2014-2015. Installation, film HD couleur et son (37’), tente. Photo : Emile Ouroumov, 2015. Vue de l’exposition au Quartier, Quimper.

Marvin Gaye Chetwynd, Jesus and Barabbas puppet show performance, 2011. Photo : Émile Ouroumov. Vue de l'exposition à La Ferme du Buisson. 


Marvin Gaye Chetwynd, Jesus and Barabbas puppet show performance, 2011. Photo : Émile Ouroumov. Vue de l’exposition à La Ferme du Buisson.

C’est cette zone d’influence, directe ou implicite, revendiquée ou souterraine, que parcourent les deux volets complémentaires d’« Archipelago » présentés au Quartier à Quimper puis à La Ferme du Buisson. Les commissaires et directrices des lieux, Keren Detton et Julie Pellegrin, loin de s’enfermer dans une pieuse fidélité, ont trouvé au travers d’une trentaine d’artistes des fils de référence à plusieurs aspects de l’œuvre, dans une proposition qui use brillamment de l’œuvre littéraire comme une de leurs sources. En évitant les écueils de l’illustration comme de l’hommage littéraire, les expositions réunissent des œuvres de plusieurs générations, bien au-delà de toute cohérence formelle. Suivre la trame référentielle tient du jeu de l’interprétation, contribuant à la lecture de pièces qui ouvrent leur champ propre, même quand Jarry y est convoqué de manière directe. Ainsi de Shadow Procession, film d’animation de William Kentridge (1999) où se détache la silhouette d’Ubu telle que Jarry la dessina ; ainsi du travail d’exégèse du conceptuel américain William Anastasi et des 960 pages de manuscrit qui font apparaître les résurgences jarryques chez Duchamp et chez Joyce ; ainsi de l’installation de Rainer Ganahl, I wanna be Alfred Jarry (1897-2012) qui met en scène la bicyclette dont Jarry fit un usage sportif mais aussi emblématique. La bouffonnerie logique et didactique de la ‘Pataphysique traverse les pièces de Dora Garcia (Mad Marginal Charts, 2014), de Paul Chan et ses planches typographiques. Le tableau, tant celui de la classe qui évoque l’univers potachique cher à Jarry que le support convenu de la peinture, revient souvent, tandis que la pensée schématique offre grand place au dessin, avec ceux de Dan Perjovschi ou encore les planches d’illustrations à la fausse naïveté mais aux sujets sérieux — la vie d’un Vladimir poutinien pour Rosee Rosen ou les personnages de Kara Walker.

Yoan Sorin, Si j’existe je ne suis pas un autre, 2014. Performance et installation. Photo : Emile Ouroumov, 2015. Vue de la performance au Quartier, Quimper.

Yoan Sorin, Si j’existe je ne suis pas un autre, 2014. Performance et installation. Photo : Emile Ouroumov, 2015. Vue de la performance au Quartier, Quimper.

Yoan Sorin, Si j’existe je ne suis pas un autre, 2014. Performance et installation. Photo : Emile Ouroumov, 2015. Vue de l'exposition au Quartier, Quimper.

Yoan Sorin, Si j’existe je ne suis pas un autre, 2014. Performance et installation. Photo : Emile Ouroumov, 2015. Vue de l’exposition au Quartier, Quimper.

Plus généralement, deux dimensions traversent une grande partie des pièces réunies. Celle de la scène, à l’espace du théâtre, s’attachant cependant aux formes les moins nobles de la scénographie au profit des tréteaux du théâtre populaire, du spectacle de marionnettes, du Guignol. Outre sa mise en scène d’Ubu-Roi en 1896, Jarry a défendu les formes d’une dramaturgie qui en ont fait un initiateur de ce qui deviendra le théâtre de l’absurde. Or cette scène fragile, débarrassée de la pompe du genre dramatique, répond aux formes d’une théâtralité réduite, volontiers mise en dérision, qui traverse les pratiques de la performance. À Quimper comme à Marne-la-Vallée (et encore dans le programme associé au Museo Marino Marini à Florence), la performance occupe une place importante. Le grotesque, le carnavalesque imprègnent parmi les pièces les plus remarquables d’« Archipelago », avec Ante Timmermans sur son praticable beuysien, avec l’installation de Nathaniel Mellors Giantbum (2008) où se dédouble entre répétition et performance scénique une scène tragicomique puissante, excrémentielle et bouffonne. Et il en va encore de la théâtralité, à des échelles variées, avec la table de Benjamin Seror et ses maquettes de situations narratives improbables, avec le dispositif de Goldin+Senneby, théâtre miniature en forme de leçon d’économie, avec le dialogue de pantins de Jos de Gruyter et Harald Thys, avec l’installation composée d’objets et de traces de performance de marionnettes de Marvin Gaye Chetwynd, avec la saynète vidéo de Mike Kelley (The banana man, 1983). Foisonnement du corps bouffon, présence fantasque jusqu’au trouble mental de la folle du logis, didactisme frondeur, scatologie délicieuse (avec les tableautins de l’iranienne Tala Madani), « Archipelago » est un travail exemplaire de conception et de mise en œuvre qui sait jouer d’un argument risqué (la référence commune) selon une géométrie variable où les œuvres semblent refondées dans leur spécificité tout en articulant un parcours ouvert, exigeant, qui bouscule. Gageons que le livre qui en découlera, à paraître à ce jour, enverra encore dans une autre dimension la vision portée par les deux centres d’art : on l’attend.

Dora Garcia, L’Angoisse, 2014 / Désordres, 2013 / Mad Marginal Charts, 2014. Photo : Émile Ouroumov. Vue de l'exposition à La Ferme du Buisson. 


Dora Garcia, L’Angoisse, 2014 / Désordres, 2013 / Mad Marginal Charts, 2014. Photo : Émile Ouroumov. Vue de l’exposition à La Ferme du Buisson.

Avec : Julien Bismuth, Pauline Boudry & Renate Lorenz, Pauline Curnier Jardin, Goldin + Senneby, William Kentridge, Shelly Nadashi, Dan Perjovschi, Roee Rosen, Benjamin Seror, Yoan Sorin, Jos de Gruyter & Harald Thys, Ante Timmermans, Emmanuel Van der Meulen, Kara Walker.

 

 

 

 

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