Apolonia Sokol
Si Picasso avait eu Instagram… Conversation avec Elisa Rigoulet
Apolonia Sokol. Je dois partir à Hong Kong dans une semaine et je n’ai pas de passeport. Je l’ai perdu et ils ne veulent pas m’en refaire un d’urgence… Du coup j’ai eu un responsable au téléphone ce matin, je vais lui donner une peinture pour qu’il fasse passer mon dossier en priorité. C’est l’enfer, je ne grandis pas.
Nous sommes à La Charrette, le café en face de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris.
A.S. Tu connais cet endroit ? C’est un Auvergnat qui le tient. Pour m’aider pendant ma première année aux Beaux-Arts, il m’a inclue dans un business. Je recevais une enveloppe d’argent et je faisais des copies de tableaux pour le chef des CRS d’Ile de France par exemple… Patrick a vu que ça me faisait du mal alors il a décidé de m’acheter un tableau et il a parlé de mon travail à tous ses clients de Saint-Germain et aux vieux galeristes de la rue Bonaparte. C’est comme ça que pas mal de gens du quartier ont déjà acquis un tableau de moi. Du coup, quand je veux partir en voyage et que je n’ai pas un rond, je vais voir Patrick et je lui demande 400 balles. J’ai une ardoise illimitée ici…
Un ami rentre. Je dois lui remettre une photo qu’il doit m’encadrer. Je sors de mon sac le dernier livre de Tristan Garcia, La Vie Intense. À l’intérieur, un tirage de Larry Clark, photographie du tournage de Kids.
A.S. Tu sais que j’ai rencontré Chloë Sevigny à Los Angeles ? Elle est cool. Elle a adoré mes chaussures.
Elisa Rigoulet. Tu as changé de nom d’ailleurs à ce moment-là ?
A.S. Oui. J’ai changé de nom parce que j’ai grandi dans un théâtre et qu’il y a ma vie dans le théâtre et ma vie après. J’ai prêté serment à la peinture. Alors j’ai pris le nom de ma mère. Et puis tu peux le prononcer en anglais aussi, c’est bien parce que les noms franco-français comme Breuil, laisse tomber… Elle rit
E.R. Donc Apolonia Sokol c’est la peintre…
A.S. C’est un personnage complètement authentique. C’est moi. Après j’ai toujours été un personnage public. Tu sais il y a une réalisatrice danoise qui fait un film sur moi ? J’ai été filmée toute ma vie. Donc, oui, peut-être que je suis un personnage un peu théâtral, mais ça n’empêche pas qu’il soit authentique.
E.R. Raconte-moi l’histoire de ce film.
A.S. C’est le premier documentaire jamais réalisé sur une artiste prise au berceau. Ca a commencé il y a 10 ans quand j’ai compris que j’allais être peintre. Au départ, ça devait être un film sur une adolescente féministe super sexuée et puis c’est devenu un film sur la peinture. Il y a une scène du film où Stefan Simchowitz dit « Pourquoi acheter de l’art quand on peut acheter l’artiste ? ». Elle me suit partout.
Avant ça, mes parents se sont filmés quand ils m’ont conçue. Ma mère a 20 ans, ça se passe à Château rouge. Elle fait visiter l’appartement à la caméra, et puis tout d’un coup, on se retrouve dans la chambre, les murs sont tapissés de rouge et ils commencent à baiser. Ensuite, on voit ma mère enceinte, ma naissance en 1988 et en 1989 la chute du mur, ma famille polonaise qui arrive en France, mon cousin qui découvre les lego. Elle a toute ma vie.
Silence. Je pense à l’autoportrait et à sa fonction pratique. Comme un instrument de gestion. Contrôler ce qui sort.
A.S. La question du récit est super importante en fait. J’y suis confrontée tout le temps, des gens qui m’en veulent parce que j’affiche mes boobs sur le net, que j’en fais trop. Ils ne comprennent pas l’autodérision, que c’est un jeu.
E.R. Peut-être parce qu’il n’y a justement pas d’autodérision dans ta peinture ?
A.S. Ah non, la peinture c’est super sérieux ! Grave presque. Elle est sérieuse dans mes références à l’histoire de l’art et dans la manière dont j’utilise les matériaux. Je suis dans un truc ancestral, j’utilise des matières premières naturelles, fais appel à un savoir-faire de la peinture à l’huile. Parfois tu trouves des références pop – Heartbreak Hotel est une chanson d’Elvis Presley par exemple. Mais on reste presque toujours dans la mythologie : Sainte Agathe, Médée, Salomé…
E.R. Des femmes…
A.S. Oui la femme est importante. Je pense par exemple qu’on en veut à Hillary Clinton d’abord d’être une femme. Mais c’est un label aussi qu’on m’a mis. On dit « Apolonia elle est féministe ».
E.R. Oui parce que les gens projettent sur ce que tu leur donnes. Il y a une Apolonia qui t’échappe forcément.
A.S. Est-ce que je suis censée avoir peur de ça ?
Il y a un temps. Long. J’ai envie de lui dire que oui. Elle est concernée. Je sais qu’elle va me défendre que non. Je crois que c’est Lucian Freud qui disait : « Everything is autobiographical and everything is a portrait. »
A.S. La question de l’image est essentielle. Baudelaire s’est teint les cheveux en vert. Dali se prenait en photo, il a posé avec Brigitte Bardot pour Life Magazine, Balthus se photographiait avec sa femme de 14 ans, il la mettait en scène comme dans un de ses tableaux… Les artistes ont souvent un rapport à leur propre image presque exhibitionniste. Je veux dire, s’il y avait eu Instagram du temps de Picasso, il aurait été dessus tout le temps ! Je suis née et j’ai vécu dans un lieu public, je ne sais pas ce que c’est que le privé. Comme quand tu es patron de café, tu es sur scène tout le temps, tout le monde te connaît.
Et puis je n’ai pas de base, les réseaux sociaux sont mon atelier. J’aimerais bien habiter quelque part un jour. Giorgio Morandi par exemple, il avait une maison à Bologne avec ses deux sœurs, il est peut-être sorti de la région trois fois dans sa vie, il allait simplement au bordel toutes les deux semaines et sa peinture est pleine de vibrance, ses bols sont humains, charnels. Lui, il n’a pas eu besoin de parcourir le monde. Caravage a fait le tour de la Terre parce qu’il était pourchassé, mais à la fin il y a le même drame dans leurs tableaux.
Moi j’ai besoin de me déplacer physiquement. Quand je suis partie à Los Angeles, j’ai rencontré Henry Taylor. À Copenhague, j’ai échangé avec Elizabeth Peyton. Je veux être mobile, travailler en correspondance…
À quoi tu penses Elisa ? Je suis en train de divaguer… Tu veux reprendre un café ? Patrick ! On peut avoir deux autres cafés please ? Du coup Patrick il me sert aussi de Tabac puisqu’il me paie mes clopes !
Plus tard, dans l’exposition d’Apolonia, Heartbreak Hotel à la Galerie Dutko. C’est calme. Il y a une sérénité dans ses tableaux. Je trouve tout d’un coup qu’ils se tiennent très droit.
E.R. Tu ne fais que des formats verticaux ?
A.S. Ce sont des portes, ou des sujets que j’embrasse. Mes portraits sont tous à ma taille. Au départ je voulais faire un jeu de cartes, de tarot précisément. Et puis il y eu un drame dans ma vie, un incendie criminel et j’ai recouvert tous mes tableaux de gris. Pas un gris béton, massif, mais un gris noble, riche, plein de nuances. Mes sujets sont devenus des fantômes, des apparitions. C’est au moment de mon exposition chez Andersen’s à Copenhague qu’ils se sont incarnés de nouveau… Tu sais que pendant ma résidence là-bas, j’ai été accueillie dans un appartement collé aux appartements de la Reine, mais je n’avais pas de lit ? J’étais dans un palais mais je dormais par terre ! Je me suis rendue compte à ce moment là qu’il fallait que je rétablisse un équilibre dans ma vie.
Le lendemain soir, au vernissage d’Eliza Douglas à Air de Paris.
A.S. À l’âge de 16 ans, je traînais aux Beaux-Arts de Dusseldörf. Là, il y avait la classe de Tal R, Albert Oehlen venait juste de passer par là, Peter Doig… Les Beaux-Arts de Düsseldorf c’est comme un îlot, les étudiants vivent vraiment en communauté et restent parfois à travailler dans l’école même 10 ans après avoir passé leur diplôme ! C’est aussi un lieu de rencontres d’alcooliques. Là, j’ai beaucoup peint et j’ai découvert la peinture abstraite ou la bad painting. Parlons de mes tableaux.
E.R. Pourquoi ils sont si sérieux ?
A.S. Je ne crois pas que la peinture soit censée faire rire…
E.R. Pas forcément, mais elle peut être kitsch.
A.S. Mais elle est kitsch ma peinture ! Regarde. Médée qui a une pieuvre sur la tête ou Salomé à poil sur un fond dégradé rose-jaune avec un mec à la tête coupée au pied de son lit.
Plus tard à Belleville.
A.S. Je voudrais rencontrer Jules de Balincourt à New York, mais je sais pas pourquoi il ne me répond plus. Il a sans doute compris que j’allais venir m’installer chez lui…
Le serveur s’approche de la table voisine : « Euh, j’enlève le thé, à cette heure là ça fait mauvais genre… »
A.S. C’est les États-Unis qui m’ont fait découvrir Instagram. Ce n’est pas compliqué, là-bas tu parles de quelque chose avec quelqu’un, il regarde sur Instagram pour voir ce que c’est. Si ça n’est pas référencé, ça veut dire ça n’existe pas. Puis j’ai rencontré Isabelle le Normand. Elle a décidé d’être mon agent et de me coacher. Elle m’a beaucoup poussée à ce moment là à développer mon autopromotion de starlette.
E.R. Tu penses pas finalement que cette image finit par précéder ta peinture ?
A.S. Mais tout est bon putain !! Quand tu es une femme, que tu fais de la peinture figurative, et que tout le monde pense que ça n’existe plus, c’est dur ! Alors oui, je pose sur Instagram devant mes tableaux.
E.R. Ou devant le KFC ?
A.S. Ah non ! Ça, ce n’est pas pour mon Insta. C’est parce que j’ai rencontré un mec à New York. C’est un joueur d’échecs professionnel, un performeur qui vient de la Nouvelle Orléans, un monstre énorme qui s’habille en femme. Il fait partie du crew de Ryan Trecartin. Un jour il a décidé d’arrêter de faire de l’art parce qu’il pense qu’il y a trop de place pour les hommes blancs dans ce monde. Et comme il est autiste, il est devenu un des plus grands hustler de Union Square. Il est venu me voir à Paris et un soir, on voulait prendre à bouffer au KFC. Le mec refuse de nous laisser entrer en prétextant que c’est fermé. La tension monte – tu sais, on s’insulte à Paris alors qu’aux États-Unis les gens sont super friendly parce que tu sais jamais si le mec en face va pas te mettre une balle dans la tête – et le gars me dit « Nique ta mère » juste parce que je voulais manger des chicken wings… Là, je pète les plombs, je relève ma jupe et lui montre ma chatte. Nathan me regarde et tombe éperdument amoureux de moi. C’est pour lui un des moments les plus romantiques de notre vie. Donc, quand je passe devant le KFC, je pense à lui et je lui envoie une photo. C’est une histoire d’amour en fait.
(À venir : Le 4ème Sexe, group show, Le Coeur, Paris)
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