Le café d'Angel
LES CHEVEUX EN DEDANS. DA PLAZE2BI.
Le vieux Tahar Khaldoum huma longuement le liquide doré qu’il venait de décanter. L’odeur lui indiqua que le mélange était parfait. Depuis six heures du matin, il n’avait pas arrêté de préparer des décoctions d’herbes, d’écorces et de racines qu’il distillait ensuite dans un alambic afin d’obtenir des liqueurs de plus en plus concentrées. Il reboucha avec précaution le flacon. Le maitre serait satisfait.
Michel Grebel, « Descente au harem », in Brigade Spéciale, 1983.
Au café d’Angel ! Allez au café d’Angel ! « Nous les œuvres d’art… » est le spot de l’été à Bruxelles, Etienne Wynants (1) et Angel Vergara aux pompes, cette exposition à la bière – pas chère – est le meilleur endroit ou passer l’été. Déco sobre et arty, projet en bistrot, tenant sous lui les fondations d’une partie de l’histoire occulte du plat pays, sous forme d’une introduction à ce qui pourrait être le hall du musée POUR.
POUR est un journal, oui, très très à gauche. LE canard déchaîné. Journal mythique resté occulte après l’incendie criminel qui ravagea son imprimerie dans les années 80, au temps où le premier ministre libéral était soupçonné de financer des groupuscules néo-nazis, au temps où des milices de skinheads s’entraînaient à l’arme lourde dans les Ardennes, au temps des tueurs du Brabant, au temps où un tel journal pouvait compter par l’intermédiaire d’Isi Fiszman, un de ces collectionneurs de légende qui ont réussi à faire penser au reste du monde que la Belgique est un grand pays, sur le soutien de gens comme Annette Messager, Jeff Geys, Daniel Buren, Jacques Charlier, Joseph Beuys puis Eddy Merckx et d’autres, pour financer son édition, payer les journalistes, etc. Voilà : une série de documents qui reprennent cette époque. Les caves du café c’est ça : une sensation perlée d’enthousiasme et de nostalgie, séparées par un rideau de petites cuillères, supposées remonter en fumet dans une de ces odeurs transparentes et acides jusqu’au table. T’as regardé la télé ? Les temps changent mec !
Mais c’est au rez que ça se passe. Les Etablissements d’en face se sont effacés au profit de ce projet d’Angel Vergara, peintre et poète protéiforme qui ouvre sa première œuvre avec terrasse, Del Ano, à Anvers en 1990, un salon de glaces, Le Gellatellia en 91, son deuxième, le café de la Galerie des Beaux-arts Gallerij « L’usage, l’échange, le récit » chez Marie Puck Broodthaers, en 92, qu’il décline a Tokyo, Gand, etc., un salon public à Calais en 93 et crée le Straatman qui, sous un drap, n’importe où dans la rue, les expos, les soirées, dessine tout ce qu’il entend et là, maintenant, il ouvre sa quatrième grande œuvre avec terrasse dont il fait en permanence évoluer la description, annotant les schémas préparés de l’espace qui décorent les murs, ébauchant les scènes d’intérieur avec un dispositif mêlant vidéo et peinture, programmant interventions et soirées.
L’autre vendredi, début d’après midi, Angel me raconte, sur la base d’une hagiographie qu’il ne prend pas la peine de citer, comment Courbet fut acclamé sous son balcon a Münich en roi de l’alcool le matin après avoir vaincu, au vin blanc, dans ce café ou il fut accueilli en idole, le dernier monstre local puis poursuit en m’expliquant le tarif de l’expo, divisé en trois colonnes, l’indistinction, l’autonomie, la transgression, le prix des boissons varie selon des modalités (dispositif, espace et temps) qui vont de la consommation simple à des propositions comme « cinéma 127 min. » par exemple qu’Angel pense comme ça, une sorte d’accumulation de possibles, du service a la rencontre, échange de pensées ou propositions, chacune digérant une somme d’intentions, du mesurable – c’est simple 25 cl c’est 1,50 euro – à des situations aux
économies plus complexes, plus expérimentales, et dont les sommes correspondent moins à des quantités qu’à des espaces qui se réaliseront dans le cours de l’échange. Le soir, le café est bondé, tout le monde est là, Loic Vanderstichelen présente son dernier film, une commande faite par les chasseurs du Nord-Pas-de-Calais sur « la chasse accompagnée » et tard on voit flotter le petit monde suant, beuglant, laissant couler les yeux sur les culs et les bouches fumantes et chantantes des femmes qui occupent le centre de Nous les œuvres d’art…, plage, discothèque, exposition a boire, machine d’apéro, studio, atelier, commerce de sensations, comptoir d’idées, le passage obligé et Nous, les œuvres d’art…, fruit de ce fils des quartiers, éclairé par la rue jusque tard dans la Lune.
Went to a party / I danced all night / I drank 16 beers / And I started up a fight / But now I’m Jaded / You’re out of luck / I’m rolling down the stairs / Too drunk to fuck.
1 : Administrateur des Etablissements d’en face, commissaire d’exposition et critique d’art.
2 : too drunk to fuck, dead kennedys, paroles de Jello Biaffra.
Angel vergara, « Nous les œuvres d’art …», Etablissement d’en face project Du 7 juin au 12 septembre
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