Rondinone : How does it feel au 104

par Sarah Ihler-Meyer

A contre temps

par Sarah Ihler-Meyer

Fidèle à lui-même, Ugo Rondinone met en place avec How Does It Feel ? une métaphore de la subjectivité clivée entre intériorité et extériorité, apparence et essence. Il reste en deçà des conceptions modernes de l’individuation et de leur intégration possible dans l’art contemporain.

how does it feel

How does it feel installation au 104

How Does It Feel ?, soit un énorme cube en contreplaqué, un quadrilatère opaque percé d’une seule petite porte. Tapissé de feutre gris et éclairé par une lumière artificielle, l’intérieur de cette « forteresse » exclue tout dehors de fait rendu imperceptible. On entend les voix d’une femme et d’un homme dont le dialogue est circulaire, le début et la fin de leur conversation étant identiques. Nous voici en présence d’un dispositif propre à Ugo Rondinone : l’intérieur et l’extérieur sont opposés, aucune communication ne s’établit entre les deux. En effet, du dehors les « remparts » de How Does It Feel ne laissent rien percer de son dedans, de même, le dedans est imperméable au dehors.

how does it feel installation au 104

How does it feel installation au 104

Métaphore de la subjectivité, dont l’essence-intériorité est sans lien avec l’apparence-extériorité, cette installation s’inscrit dans la continuité des précédents travaux de Rondinone. Ses fameux clowns en fibre de verre (If there were everywhere but desert. Saturday), ses travestissements photographiques (I don’t live here anymore), ou encore ses masques (Moonrise) signifiaient déjà une lutte entre essence et apparence, ou plus précisément entre l’individu et le monde[1] : toute personne est contrainte d’emprunter l’un des masques mis à sa disposition par la société. Il s’agit de l’« impossibilité pour l’expérience individuelle d’acquérir une consistance publique autrement que par son inscription dans des lieux communs »[2].

I dont live here anymore

I dont live here anymore

En cela, How Does It Feel participe d’une conception désormais obsolète de l’individu, aussi bien dans le champ des sciences humaines que dans celui de l’histoire de l’art. Ces deux axes ont été réunis par Rosalind Kraus dans son livre sur la sculpture, Passages. Selon elle, de l’Antiquité au Minimalisme la sculpture est gouvernée par les conceptions successives de l’individu. Conformément à une définition de l’individu comme entité indépendante du monde, comme intériorité préalable à son extériorisation, la sculpture est jusqu’aux avant-gardes historiques l’expression d’un noyau interne déployant ses forces vers l’extérieur. Des grecs aux futuristes, en passant par les constructivistes, les sculptures se présentent comme l’extériorisation d’une intériorité.

if there were anywhere but desert sunday

If there were anywhere but desert. Saturday

Dans la lignée de Rodin et de Brancusi, le Minimalisme marque une rupture avec cette tendance. Proches de la pensée de Wittgenstein, pour qui l’intériorité ne s’élabore qu’en relation avec le monde extérieur, les minimalistes créent des pièces dont l’aspect dépend de leur environnement. A l’heure actuelle, le plasticien Antony Gormley poursuit cette tendance. Faites de métal ou de plastique, placées à même le sol ou face à l’horizon, ses sculptures sont toujours le résultat d’une interpénétration entre intérieur et extérieur. Son œuvre témoigne d’une conception moderne de l’individu, compris comme intériorité formée dans et par le monde.

A rebours de cette évolution, en opposant l’intériorité à l’extériorité, How Does It Feel d’Ugo Rondinone relève donc d’une ancienne métaphysique de l’être : l’individu est conçu comme une pure intériorité en attente d’extériorisation. Quand les masques, les stéréotypes et les conventions sociales sont selon lui vecteurs d’aliénation, ils sont au contraire chez Wittgenstein ce à partir de quoi l’intériorité se forme. Celle-ci n’est pas préalable à sa rencontre avec le monde extérieur, mais coïncide au contraire avec elle.

Qui plus est, en scindant l’essence de l’apparence, How Does It Feel reprend le vieux clivage mis à bas dès la fin du XIXème siècle par Nietzsche. Pour lui, et plus tard pour Gilles Deleuze, aucune essence ne se cache derrière les phénomènes apparents, la vérité se confond avec l’apparence. Les sujets et les objets n’existent que dans leur apparaitre, car le monde dont ils font parti n’est rien d’autre qu’un réagencement permanent de ses parties en de nouvelles formes. La subjectivité peut-être comparée à un jeu de cartes aux combinaisons infinies.

Néanmoins, si le cadre théorique de How Does It Feel semble dépassé par les réflexions modernes sur l’individu, peut-être l’expérience que cette installation donne à vivre trouvera t-elle un écho chez quelques uns.


[1] Andrea Tarsia, « Introduction », Ugo Rondinone. Zero built a nest in my navel, JRP-Ringier, 2005.

[2] Jean-Philippe Antoine, « Les territoires ralentis d’un égotiste, ou la réserve d’Ugo Rondinone », 20/27, 2007.

How does it feel. Le Centquatre104, rue d’Aubervilliers / 5, rue Curial 75019 Paris,  du 18 septembre au 31 octobre

Aux mêmes dates, au Jardin des Tuileries, Sunrise East d’Ugo Rondinone avec le musée du Louvre.


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