Veilhan à Versailles
La Représentation comme pouvoir
par Sarah Ilher-Meyer
Axé sur la notion de représentation, le travail de Xavier Veilhan trouve au Château de Versailles un terrain idéal. Monument du XVIIème siècle, l’architecture et les jardins du domaine royal sont soumis à une perspective rigoureuse, principe clé de la représentation. Le pouvoir que cette dernière confère à l’homme sur le monde, mais aussi l’illusion qu’elle recouvre, sont ici révélés par les œuvres de Xavier Veilhan, véritables outils de perception.
Si l’art in situ lève le voile sur les caractéristiques invisibles du lieu où il s’inscrit, l’intervention de Xavier Veilhan au Château de Versailles appartient à ce registre. Fidèle à l’esprit de ce « temple de la géométrie et de la perspective »[1], l’artiste a conçu et disposé six pièces le long de l’axe est-ouest du domaine, depuis l’avant-cour jusqu’au Grand Canal, de manière à en souligner la perspective. Mais, au-delà de cette allégeance, chacune des œuvres prise isolément dévoile les ressorts et les enjeux mêmes de la représentation.
À commencer par Le Carrosse, une sculpture violette placée à l’entrée du Château. Alors que les chevaux et le carrosse apparaissent nettement de loin, ils se délitent au fur et à mesure que l’on s’en approche. Leurs plans facettes et leur aspect déstructuré démentent l’image que l’on en avait : ce que la vue à distance permet, la saisie des formes du monde, la vue de près l’interdit[2]. Aussi, perturber la vision à distance c’est s’attaquer à la représentation en tant que mise en formes du visible. L’illusion qu’elle autorise, c’est-à-dire la capture du réel par sa réduction à des formes fixes, vacille sur ses bases comme le suggèrent les surfaces tremblées du Carrosse. Pour reprendre les termes de Xavier Veilhan, « on ne peut comprendre le réel que comme un processus dynamique, non comme un état »[3].
La représentation comme pouvoir sur le monde motive aussi l’anamorphose intitulée La Lune. Depuis le Point de vue du Roi une forme lunaire se profil au niveau du Tapis Vert, mais, lorsque l’on se déplace de quelques centimètres, cette forme s’estompe pour finalement disparaître. De fait, ce qui est ici réfléchit n’est autre que l’articulation entre perspective et représentation. En organisant le réel selon un point de vue-point de fuite, la représentation-perspective place l’homme en position de force: c’est à partir de son regard que le visible prend forme[4].
Stratégie de domination, la représentation transforme le réel en formes préhensibles et l’assujettit au regard de l’homme. Dès lors comment ne pas voir dans les conquêtes spatiales une de ses extensions, et dans Versailles, lieu de la mise au carreau du visible, le tombeau idéal du Gisant Youri Gagarine ? Au milieu de la cour de Marbre git le corps du cosmonaute, « le premier homme à [avoir vu] la Terre comme un objet »[5].
Au regard des deux œuvres précédentes La Femme nue se fait démystificatrice. En effet, à la fois au centre de la Cour et invisible, cette statue indique que le pouvoir du système perspectif-représentatif n’est qu’une illusion, sinon une construction. Constructions humaines, l’organisation et la saisie du monde que ce système permet sont fictives : le réel échappe aux filets de l’homme.
C’est ce qu’évoquent les œuvres situées à l’intérieur du Château. Au niveau de l’Escalier du Roi, Le Mobile constitué de sphères et de tiges violettes trace un léger mouvement redoublé par la circulation du spectateur. Le devenir, c’est-à-dire la perpétuelle transformation du monde, est ici opposé à l’ordre qui lui est imposé. De même, Light Machine, une vidéo floutée par ses propres pixels, renvoie à un réel irréductible à ses formes.
Enfin Les Architectes et Le Jet d’eau. Ces deux œuvres sont non pas du côté de la représentation comme pouvoir, mais de la représentation au service du pouvoir. Les statues d’architectes contemporains s’inscrivent dans la fonction célébrative de la sculpture, tandis que le Jet d’eau au bout de l’Allée Royale dénote le caractère édifiant de la géométrie imposée au Château. En effet, n’est-ce pas un signe d’autorité que d’organiser l’espace ? Installées à Versailles, les œuvres de Xavier Veilhan montrent que la mise en perspective de l’espace n’est pas un acte neutre mais la manifestation d’une instance autoritaire.
[1] Xavier Veilhan, « Aller plus loin pour voir autre chose »Art Press, supplément au N°359, Septembre 2009.
[2] Mireille Buydens, L’Image dans le miroir, La Lettre Volée, Bruxelles, 2006.
[3] Xavier Veilhan, Xavier Veilhan, Centre Pompidou, Paris, 2004.
[4] Louis Marin, Détruire la peinture, Flammarion, Paris, 2009.
[5] Xavier Veilhan, « Aller plus loin pour voir autre chose », op. cit.
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- Du même auteur : Cécile Paris, Conduire, danser et filmer, En suspens, Aernout Milk au Jeu de Paume, Pergola au Palais de Tokyo, Seconde main au Musée d'art moderne, Elaine Sturtevant au Musée d'Art Moderne,
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