Flatland / Abstractions narratives #1
Musée régional d’art contemporain, Sérignan, 6.11.2016 – 19.02.2017
Inspirée directement de l’ouvrage éponyme de l’anglais Edwin Abbott, Flatland, l’exposition conçue pas les deux commissaires Sarah Ihler-Meyer et Marianne Derrien repose sur une lecture cyclique de l’histoire de l’art qui postule qu’après l’influence hégémonique de la littérature sur les autres disciplines artistiques, y compris et surtout la peinture, — comme conséquence très lointaine de l’alphabétisation de la société européenne et de la démocratisation de l’accès à l’écrit suite à l’invention de Gutemberg, ce que les deux commissaires nomment et résument à raison par l’Ut pictura poesis,— suit un retour de bâton pour la littérature qui se traduit par une volonté d’en expurger toute influence sur les autres disciplines et, au final, par un repli sur les spécificités de chacune (couleur et planéité pour la peinture), un modernisme essentialiste que théorise Clement Greenberg dans des essais demeurés célèbres et qui est fortement lié à l’abstraction.
L’abstraction domine largement la peinture et la sculpture une grande partie du xxe siècle : dans leur célèbre statement, Newman, Gottlieb and Rothko s’en prennent à la dimension illusionniste du tableau pour imposer le seul sujet digne d’être abordé par la peinture, la peinture elle même, dans un lyrique plaidoyer autonomiste1 : au milieu des années 40, l’abstraction a brisé toute possibilité de « s’évader à l’intérieur » du tableau — mais aussi d’y faire rentrer le monde — pour le ramener à de pures problématiques de surface. Le point de départ de cette exposition est donc ancré dans l’histoire de l’art et dans une polarisation qui a grandement structuré l’art du siècle passé et continue de l’influencer encore aujourd’hui. Ce que suggèrent les deux commissaires, c’est que la volonté d’éradication du symbolisme et du récit est intenable et qu’a priori chaque peinture, chaque sculpture, recèle un potentiel narratif qu’une analyse plus poussée permet de révéler. Il s’agit donc de revenir sur cette équation abstraction ≠ récit qui divise arbitrairement le débat sur les formes depuis plus d’un siècle. En fait, plus que la structure interne des œuvres, c’est leur lien avec l’extérieur (le paratexte ?) qui semble faire exister le récit. Les œuvres présentes dans l’exposition sont toutes objectivement « abstraites » dans la mesure où elles n’expriment a priori rien d’autre que leur pure matérialité ou leur pure apparence. Si l’on prend par exemple Switch de Jugnet + Clairet, elle est uniquement composée de taches et d’aplats de couleur concentriques. Son rapport au monde devient assez évident cependant dès lors qu’on la rattache à une histoire de la télévision à laquelle son titre fait directement référence : saisissant l’instant où le flux est brusquement stoppé, elle donne à voir une image furtive qui n’est autre que le dévoilement de sa constitution en trois couleurs primaires diffractées. Elle renvoie de ce fait à un potentiel infini de récits et de fictions (enfouis) : celui de la télévision des tubes cathodiques et de son univers disparu ; idem de la sculpture de Rana Begum (No.394 Fold, 2013) dont la « poésie géométrique » fait penser aux matériaux high tech et à l’ambiance lisse et colorée de l’industrie contemporaine, quand celle de Manfred Pernice (Zweite Hand 3, 2007-2009), évoque, elle, un univers plus foutraque, peut-être celui du Berlin baba cool d’avant la chute du mur ? Quant aux fragments de Wilfrid Almendra (Model Home (Sonata XII), 2014), ils font immédiatement penser au « vocabulaire » de l’architecture pavillonnaire. Ne serait-ce que parce que la plupart des pièces de l’exposition sont ancrées dans un présent matériel, lexical, architectural, elles expriment de manière métaphorique leur appartenance à un décor, une société, un monde, et sont déjà de ce fait l’ébauche d’un récit. De ce point de vue, on ne peut nier aux deux commissaires le mérite de pointer ce caractère relié des pièces, leur dimension de récit malgré elles…
L’exposition est segmentée en trois parties distinctes, correspondant à « trois principaux procédés de scénarisation des formes, non exclusifs les uns des autres, voire le plus souvent interdépendants » : un procédé de codification, un de condensation et enfin un autre de suggestion. Par la suite, une distribution secondaire, plus fine, sert de principe de répartition des pièces en tenant compte justement de cette interdépendance qui évite de tomber dans l’écueil de l’exemplification et permet de brouiller les pistes d’une lecture immédiate selon les catégories précitées, sans échapper complètement toutefois au côté catalogue de formes, ce qui demeure le travers de ce type d’exposition très tenu. Un autre intérêt de l’exposition est de montrer la volonté plus ou moins consciente des artistes de surjouer ce rapport à la narration en poussant l’oxymore à son extrême : pour exemple, une des célèbres pièces de Blair Thurman (Exquisite Course, 2008) dont on devine qu’elle est constituée par « l’emballement » d’un circuit automobile électrique sous la toile violemment colorée qui en épouse fidèlement les relief, réunissant ainsi les deux principes antagonistes (abstraction / narration) dans un aller-retour jubilatoire qui semble résumer à lui seul le propos des commissaires.
Dans l’ensemble, cette tendance à l’émancipation d’un interdit narratif est bien illustrée par les commissaires qui réussissent à l’inscrire dans une histoire qui va de Klingelhöller à Decrauzat en passant par Peter Halley et Guy de Cointet : ce dernier est particulièrement important dans la mesure où il a, peut être plus que tous les autres, cherché à rendre les objets signifiants, comme autant de syntagmes articulés : la proximité d’avec la pièce de Sonia Kacem, (Loulou, 2014), succession de formes géométriques basiques, résonne plutôt justement avec une des pièces séminales du Franco-Américain, Ethiopia, de 1976, où l’on retrouve des problématiques et des traitements très proches, à quarante ans d’intervalle.
1 « Nous préférons l’expression simple de la pensée complexe. Nous sommes pour les grands formats parce qu’ils ont la force du non équivoque. Nous souhaitons réaffirmer la planéité. Nous sommes pour les formes planes parce quelles brisent l’illusion et révèlent la vérité. »
Avec : Cyril Aboucaya, Wilfrid Almendra, Sylvain Azam, Laëtitia Badaut Haussmann, Becky Beasley, Rana Begum, Louidgi Beltrame, Karina Bisch, Simon Boudvin, Jessica Boubetra, Simon Collet, Guy de Cointet, Philippe Decrauzat, Thea Djordjadze, Peter Halley, Jugnet+Clairet, Sonia Kacem, Tarik Kiswanson, Harald Klingelhöller, Vera Kox, Pierre Labat, Fabio Mauri, John McCracken, Matt Mullican, Damián Navarro, Julien Nédélec, Bruno Peinado, Manfred Pernice, Mai-Thu Perret, Bojan Šarčević, Blair Thurman.
- Publié dans le numéro : 80
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- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
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