Nicolas Bourriaud
Fin janvier était lancé le coup d’envoi du MoCo, pour Montpellier Contemporain. Première étape du projet piloté par le curateur Nicolas Bourriaud, le centre d’art La Panacée, anciennement consacré aux cultures numériques, vernissait les premières expositions de sa nouvelle programmation. Trois focus – un group-show, « Retour sur Mulholland Drive » ; une sélections d’œuvres autour du thème de l’emploi et une monographie de la jeune artiste Tala Madani – où, dans le choix de la concomitance, se lisait d’ores et déjà l’orientation du projet dans son ensemble – amené à être complété dès 2019 par un « musée sans collections » et une alliance resserrée avec les Beaux-Arts et l’université – à savoir la volonté de ramifier à l’échelle de la métropole entière une initiative artistique de nature à replacer le sud de la France sur la carte de l’art contemporain. Et, ce faisant, prendre acte de la situation d’un monde de l’art globalisé dont les formes, logiquement, ne se laissent appréhender que dans la pluralité de leurs occurrences.
Novateur, le projet à Montpellier l’est parce qu’il joue d’emblée la carte de l’éclatement. Plutôt qu’un seul bâtiment-statement, le MoCo est une hydre à trois têtes, composé du centre d’art La Panacée, d’un « musée sans collection » qui ouvrira ses portes dans l’hôtel Montcalm dès 2019 et de l’école des Beaux-Arts. De même, à La Panacée qui inaugurait son premier cycle d’expositions fin janvier, la programmation se fait tripartite. Pourquoi avoir opté pour ce polyperspectivisme ?
La commande qui m’a été passée par le maire de Montpellier, Philippe Saurel, consistait d’abord à construire une institution originale et à proposer un parcours artistique dans la ville. Je n’ai finalement eu qu’à relier entre elles ces deux demandes, sachant que ce que l’on voulait éviter, c’était un projet du type Guggenheim Bilbao. Le temps de ce genre d’édifices-logos intimidants me semble passé. L’idée était de s’inscrire dans le tissu urbain de Montpellier, d’en épouser la forme et d’en refléter l’énergie, en rénovant des bâtiments existants. Les trois sites forment une sorte de triangle englobant le centre-ville. Il s’agit de créer une complémentarité fonctionnelle, de la formation jusqu’à l’exposition, en passant par les résidences, l’édition, la recherche et la production. Pourquoi ? Parce que l’art contemporain n’est pas uniquement un objet d’exposition mais que des enjeux de savoir, de socialité, de pédagogie, y sont attachés. Quant au programme de La Panacée, il est tout d’abord divisé en trois parties afin de respecter l’architecture du lieu qui ne permet pas d’abriter une exposition d’un seul tenant. J’ai préféré jouer sur le long déambulatoire sur lequel ouvrent les salles d’exposition. Par ailleurs, j’ai une certaine prédilection pour les « formats courts », par opposition à ces expositions délayées ou qui cherchent désespérément l’exhaustivité. Il vaut mieux être juste que bavard, ou dans l’énumération. La programmation de La Panacée, au moins jusqu’en 2019, fonctionnera ainsi comme un kaléidoscope de l’air du temps, ces formats réduits me permettant de regarder dans davantage de directions, de pointer davantage de pistes.
Vous appelez de vos vœux une scène alternative du sud de la France qui viendrait se positionner par rapport à Paris comme Los Angeles le fait par rapport à New York. On connaît le dynamisme de Marseille qui attire actuellement nombre de jeunes artistes sortis des Beaux-Arts après avoir hébergé une scène florissante dans les années 1990, autour notamment du galeriste Roger Pailhas ou du MAC, à la tête duquel se succédèrent Bernard Blistène, Philippe Vergne ou Nathalie Ergino. Qu’est-ce qui caractériserait la scène artistique de cet « autre sud » qu’est Montpellier ?
La France, dans nos têtes, c’est Paris plus ce vaste territoire demi-sauvage qu’on appelle « province ». C’est de l’imaginaire colonial : le terme vient d’ailleurs de l’empire Romain ; mais surtout, c’est archaïque, et insidieux. En langage diplomatique, on dit maintenant « en régions » : mais que je sache, Paris est aussi une ville située dans une région, donc le mot ne veut rien dire… L’idéologie jacobine s’inscrit dans la langue. Cette centralisation de type colonial, si ancrée dans les mentalités françaises depuis Louis xiv, fait qu’il n’y a pas d’émulation réelle, pas de polarité culturelle : ça contribue à l’anémie nationale. Car du coup, il n’y a pas de tension, alors que toute polarisation est bénéfique, comme Madrid / Barcelone, ou New York / Los Angeles… Et puisque la France est structurée historiquement Nord / Sud, langue d’oïl / langue d’oc, il est nécessaire de faire exister cette tension, de lui donner corps. L’expérience de Bernard Blistène à Marseille, que j’ai vécue de près dans les années 90, a été une source d’inspiration pour ce projet montpelliérain. D’autant plus que ce moment est passé, que la ville n’a plus le même dynamisme aujourd’hui : tout y repose sur les artistes et sur des initiatives individuelles, éclatées. À Montpellier, en revanche, il y a un travail d’équipe. Historiquement, c’est une ville irrédentiste de par son passé cathare, son appartenance au royaume d’Aragon, son université fondée au treizième siècle. C’est aussi trois cent jours de soleil par an, une métropole qui va de la montagne jusqu’à la mer. Au-delà des palmiers, c’est cette horizontalité qui m’a tout de suite fait penser à Los Angeles. Mais ce qui permet l’émergence d’un projet si ambitieux, c’est avant tout l’existence d’une volonté politique. Mais je ne crois pas en une identité qui serait une « essence » sudiste, il faut réinventer le sud, un sud du vingt-et-unième siècle, une Méditerranée d’aujourd’hui.
Comment s’articule ce pari sur l’échelle locale avec un monde de l’art globalisé auquel il semble difficile de se soustraire, devenu tout autant contexte qu’infrastructure ? Pour le dire autrement, faut-il voir dans la volonté d’associer si étroitement école d’art et centre d’art — un modèle peu répandu en France à l’exception de la Villa Arson — une volonté de créer un super-vivier de jeunes artistes appelés ensuite à être mis en orbite dans le réseau global, ou pensez-vous qu’un modèle plus totalisant soit possible ?
C’est justement parce que le monde de l’art est de plus en plus globalisé qu’une seule ville ne peut pas suffire, ni pour faire exister la scène française, ni comme force d’attraction internationale. Regardons les meilleurs centres d’art français, prenons par exemple Le Consortium à Dijon : il n’est pas suffisamment entouré d’infrastructures à son niveau. Et même s’il génère par ailleurs de nombreux projets dans sa région, on reste en-deça du seuil qui permet de contituer une « scène ». L’idée de coordonner un musée, un centre d’art et une école permettra à Montpellier de devenir une force d’entraînement dont toutes les composantes iront dans le même sens, avec une même ambition, mais avec des points de vue hétérogènes. La différence avec la Villa Arson à Nice, c’est que ces sites sont distincts les uns des autres, tandis que la Villa est une école dans laquelle se trouve un centre d’art, ou inversement. Le projet Montpellier Contemporain (MoCo) se construit à l’échelle d’une métropole, il est inséparable de sa politique culturelle globale. Mais l’indicateur le plus important à mes yeux, c’est le fait que les diplômés d’une école d’art demeurent dans la région après leurs études, et cela implique une infrastructure. Nous avons également le projet de monter un programme post-diplôme, un peu sur le modèle du Pavillon du Palais de Tokyo qui vient de fermer ses portes. Par ailleurs, la résidence étudiante de soixante chambres, située à La Panacée et co-gérée avec le CROUS, nous ouvre d’autres perspectives.
S’ouvre une année riche en biennales et autres événements déplaçant une population internationale appâtée par une promesse de local. Qu’apportent selon vous ces événements ?
En tant qu’événements, pas forcément grand chose. On est dans l’univers du tourisme culturel. Mais en tant qu’expositions, ils apportent ce que leur contenu nous apporte. Si l’on prend la documenta, ça a toujours été un moment de parti pris et de « pause », comme un arrêt sur images sur les cinq dernières années. En 2002, avec Enwezor, c’était l’essor de la pulsion documentariste en art. En 2007, Buergel s’était focalisé sur un modèle historien, voire antiquaire. En 2012, le politique a repris le dessus mais d’une manière peu claire à mon goût. Bref, c’est un moment de prise de position. Et s’il n’y en a pas, les biennales ne représentent en effet rien de plus que de l’animation. Reste cette « promesse de local » dont vous parlez, qu’il ne faut pas négliger non plus.
« Un éclairage par faisceaux », telle était l’expression que vous avez employée afin de justifier la concomitance de plusieurs expositions, venant selon vous répondre à la situation d’un « monde de l’art marqué par l’hyperproduction et la prolifération des signes », où il serait vain de postuler une quelconque essence de l’art du moment, et plus encore de tenter d’en araser les singularités au sein d’un mouvement. Ce constat, comment y êtes-vous parvenu ?
À la fin des années 1990, j’avais développé le concept de « l’artiste-sémionaute ». De semios, signe, et nautos navigation. L’arrivée du Net avait alors créé un espace mental favorable à de nouvelles pratiques artistiques dont le point commun était la création de parcours signifiants à l’intérieur d’une nuée de données : l’artiste relie entre eux des signes distants dans le temps et l’espace. Donc, d’une certaine manière, cette prolifération de signes génère aussi des « mouvements » et des parti pris esthétiques. Mais il existe une vraie crise de la pensée formelle qui fait que la critique se focalise sur de grandes masses, sur des blocs de visibilité, au détriment d’une analyse plus fine des mouvements visuels, des événements qui affectent la manière qu’ont les artistes de percevoir le monde. Pourquoi, à mon avis, faut-il apprendre à regarder plusieurs choses à la fois pour comprendre « ce qui se passe » ? Car « ce qui se passe » est toujours « entre ». Les vrais événements esthétiques finissent par se cristalliser dans des œuvres à valeur de manifeste mais ils se donnent à voir dans des entre-deux, en reliant des formes entre elles. À La Panacée, on a donc trois expositions, trois éclairages — on appelle d’ailleurs « pinceaux » des spots lumineux assez précis. Nous arrivons à un moment de l’histoire où les médiums ne suffisent pas à définir des pratiques, ils ne s’excluent plus les uns les autres. Ce sont les trajectoires de pensée qui m’intéressent, peu m’importe la nature des matériaux que l’artiste utilise. Entre la peinture de Tala Madani, une exposition sur l’offre d’emploi dans l’art et un essai visuel autour d’un film de David Lynch, il n’y a a priori pas de rapport. Ce sont pourtant à mes yeux trois statements sur l’actualité.
Face à ce « brouhaha » dont parle également Lionel Ruffel, étendant votre constat formulé à l’échelle de la scène artistique à l’être au monde contemporain lui-même, où identifie-t-on le socle commun qui permet de créer, sinon des mouvements, du moins des communautés éphémères réunies le temps d’une exposition ? L’exposition « Retour sur Mulholland Drive » semblait suggérer la piste d’un imaginaire partagé, d’une collectivité soudée par ses récits et ses mythes…
Ces « imaginaires partagés » sont toutefois de plus en plus fragmentaires. La question des communautés éphémères était déjà au cœur du discours de l’esthétique relationnelle qui répondait à ce sentiment de perte de socialité, à la disparition des socles communs. Ceux-ci en viennent aujourd’hui à être remplacés par des mots de passe : le thème de « Retour sur Mulholland Drive » qui prend comme matériau le film de Lynch, c’est sans doute celui du signe comme mot de passe, ou comme indice. L’histoire de l’art est l’un des derniers socles à partir desquels on peut envisager d’écrire une histoire commune. Si nous perdons cette référence, il n’y aura plus rien que le marché comme bain collectif… D’où l’importance de l’historisation : le récit historique est le seul apte à fonder une contemporanéité, à nous préserver d’une version du contemporain comme livré à l’arbitraire des intérêts marchands. Sans discours historiques sur l’actualité, sans une parole qui décrive les points de force de notre présent et qui en tire des perspectives, nous serions abandonnés au discours volatile du marketing. Il faut résister à l’illusion qu’on « n’y voit rien », que nous naviguons à vue, dans le brouillard. Être curateur, aujourd’hui, c’est s’efforcer de discerner des formes et des idées dans la brume de l’époque.
(Image en une : Adrian Melis, Surplus Production Line. Courtesy Adrian Melis.)
- Publié dans le numéro : 81
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- Du même auteur : Geert Lovink : « Pas une seule génération ne s’est élevée contre Zuckerberg », Émilie Brout & Maxime Marion, CLEARING, Hanne Lippard, Mark Alizart,
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