Flora Moscovici

par Raphael Brunel

Toute la peinture du monde

La scène reste fascinante : quelque part au fond d’une grotte humide, crépitant et s’animant à la lueur d’une torche ou d’un feu de camp, des pigments liquéfiés sont projetés par un souffle chaud sur des parois dont les aspérités sont prises en compte pour donner vie à une scène de chasse ou à un corps animal. En acceptant l’anachronisme et l’incertitude qui plane sur la nature et la fonction de ces représentations pariétales, pourrait-on, ne serait-ce que par fantasme, évoquer l’hypothèse des prémices d’une pratique picturale in situ, qu’elle soit dédiée à une cérémonie magique ou à une célébration de la vie quotidienne ? Ou peut-être pourrions-nous a contrario déceler dans la pratique in situ de Flora Moscovici une certaine forme de primitivisme ? Mais celui-ci aurait été digéré par l’histoire de la peinture occidentale et la figure y aurait été abandonnée au seul profit de la couleur. Une couleur qui, contrairement aux signes et motifs paléolithiques disparaissant dans l’obscurité une fois la flamme évanouie, tenterait de produire son propre rayonnement.

Flora Moscovici, Sous les couches elle restera, 2017. Pigments, liant acrylique et peinture en bâtiment sur mur. BF15, Lyon, production La BF15 et Cnap. Photo : Jules Roese

La BF 15 à Lyon n’a rien d’une caverne. Pourvu de grandes baies vitrées donnant sur la rue et d’une verrière chapeautant une ancienne cour d’immeuble, cet espace d’art contemporain est largement baigné par la lumière naturelle. Flora Moscovici et Meris Angioletti, qui n’avaient jusqu’alors jamais travaillé ensemble, sont parties de cette donne contextuelle pour penser à deux voix, à la manière d’une conversation, l’exposition « Adagio » réalisée dans le cadre du programme Suite du Centre national des arts plastiques[1]. Préférant à l’éclairage stable et neutre des néons une lumière produite par ou pour les œuvres, elles proposent un ensemble de pièces qui dessinent un territoire mêlé et mouvant, affecté par les variations lumineuses traversant la BF 15 en fonction du temps et des heures de la journée, mais qui sont également en mesure, une fois la nuit tombée, de conserver une forme d’autonomie « énergétique ». Ainsi Meris Angioletti installe-t-elle notamment sur les vitres une partition colorée dont la projection sur le sol, par jeu de transparence, ne cesse d’évoluer en fonction de l’ensoleillement et de multiplier les interactions avec l’architecture et l’intervention picturale de Flora Moscovici qui se répand tel un incendie dans l’espace d’exposition comme sur la façade de la BF 15.

Flora Moscovici, Des ciels et des sols, 2015. Peinture acrylique pulvérisée sur cimaise mobile et ponçage sur mur. Le Quartier, Centre d’art contemporain de Quimper. Photo : Émile Ouroumov.

Elle y répète un même geste qui, s’il ne produit jamais tout à fait la même chose, apporte une cohérence d’ensemble : des touches rougeoyantes partant du sol s’estompent progressivement dans une superposition de tonalités fluo puis jaune pâle, dont l’intensité évoque un brasier, un lever ou un coucher de soleil. Le soir à la fermeture de la BF 15, dans la salle du fond qu’on aperçoit encore depuis la rue, la rétroprojection d’un texte issu d’une conférence sonore donnée par Meris Angioletti laisse place à une lumière noire qui révèle dans la réalisation de Flora Moscovici, grâce à l’usage de peintures fluorescentes, de nouveaux effets d’incandescence et de reflets. Dans cette installation, la peinture réfléchit, comme si la lumière émanait du sol ou du mur, et témoigne d’un caractère presque organique, d’une force vibratoire.

Flora Moscovici, Lueurs, 2014. Tempera sur arbres, dans la maison de Monsieur C., Cramont. Commissariat Eloïse Guénard et Noëlig Le Roux. Photo : Flora Moscovici.

Flora Moscovici avait déjà exploré ces relations peinture-lumière dans des pièces antérieures comme La peinture vient du sol, réalisée pour l’édition 2016 de L’art dans les chapelles, ou Everyday Is Not Grey (2013) et Everypainting (2011), respectivement présentées à Fire Station Artists’ Studios (Dublin) et à l’ENSAPC (Cergy) et reposant sur un principe d’ombres projetées. Mais cette réflexion, presque classique, n’est qu’une manière parmi d’autres d’envisager une approche picturale essentiellement in situ, cherchant à entrer profondément en résonance avec un espace spécifique. Celle-ci a peu à voir avec une forme de critique institutionnelle, l’artiste s’attachant davantage à proposer une lecture affective d’un lieu, à le charger, à la manière d’un genius loci subjectif, de nouvelles sensations, souvent flottantes et indicibles. La réalisation de l’œuvre est donc précédée d’un temps d’observation portée aux détails architecturaux, à la nature ou à la couleur d’un crépi, à une atmosphère ou aux traces d’occupations successives, à tout ce qui peut stimuler, d’une manière ou d’une autre, l’imaginaire de l’artiste et l’amener à créer « un espace autre ». En ce sens, elle a toujours accordé une attention particulière aux lieux marginaux ou intermédiaires, aux cages d’escaliers et aux couloirs, aux recoins, aux voûtes, aux sous-sols dont elle cherche à faire surgir le potentiel plastique et émotionnel à partir de leur fonction, de leur usage, de leur volume ou de leur histoire. Son intérêt pour les interstices et les zones de circulation trouve également à s’exprimer en plein air, au cours de déambulations auxquelles elle convie le public à découvrir des œuvres posées dans la nature (Les contes de saisons, dans les environs de Clermont-Ferrand) ou une nature directement peinte (Dans la maison de Monsieur C., à Cramont) et qui viennent confirmer la sensation que l’on peut avoir face à ses œuvres de traverser un paysage.

Flora Moscovici, La Lumière vient du sol, 2016. Eau de chaux et pigments sur mur. L’Art dans les Chapelles, commissariat Karim Ghaddab, Chapelle de la Trinité, Bieuzy. Photo : Flora Moscovici.

Cette approche de la marge et du microrécit, que l’on pourrait qualifier d’impressionniste, a aussi dû progressivement se confronter et s’adapter à l’espace neutralisé du white cube des galeries et centres d’art. Pour l’exposition « Des ciels et des sols » présentée en 2015 au Quartier à Quimper, elle joue ainsi sur la mémoire du centre d’art en réalisant d’une part un vif dégradé sur un pan de mur coulissant à partir de restes de pots de peinture utilisés lors des expositions précédentes et, d’autre part, en ponçant la cimaise opposée dans une forme d’archéologie picturale (on pense ici aux Timekeeper de Pierre Huyghe) mais aussi architecturale puisque les sections choisies viennent suggérer l’emplacement de fenêtres obstruées par le placoplâtre. Soutenu par un travail d’investigation sensible et en venant souligner un espace ou une situation par la couleur, le geste artistique de Flora Moscovici participe d’un double mouvement d’imprégnation (du lieu par l’artiste mais aussi de la peinture par les murs) et de révélation.

Mobilier Peint (Flora Moscovici & Yoan Sorin), Grise, 2017. A-frame, La Courneuve. Photo : Yoan Sorin.

Le site de l’intervention devient à la fois territoire de recherche et de production, atelier et chantier. Le fait de travailler sur place, sans filet et avec un engagement physique important, de cheminer de manière linéaire, sans revenir en arrière, induit une forme d’expérimentation qui s’éprouve en faisant, au contact du contexte, à l’épreuve de la matière picturale, souvent liquide ou volatile (spray, bombe, pistolet airless), et laisse la réalisation de l’œuvre ouverte aux accidents, aux variations de gestes, de couleurs et d’intensité, à une certaine contingence. L’artiste travaille souvent par touches – ou par taches – ténues ou évanescentes, par strates plus ou moins absorbées ou diluées, proliférant ici et là. À travers cette approche « atmosphérique », elle cherche à éviter l’effet de décor – mais pas nécessairement le décoratif – qui consiste selon elle à recouvrir et masquer un lieu, à le faire passer du côté des coulisses. Seule exception à la règle, le travail mené en duo avec Yoan Sorin sous le nom de Mobilier Peint qui consiste, au contraire, comme récemment à A-frame à La Courneuve[2], en une occupation invasive des surfaces et des objets par la peinture. Flora Moscovici tient par ailleurs à laisser visible le processus à l’œuvre – en utilisant par exemple la poussière teintée de la cimaise poncée au Quartier pour réaliser une pièce dialoguant avec le damier du carrelage –, les marques et les traces de l’application, coups de pinceau ou bavures colorées débordant sur le mur voisin. En découvrant ces œuvres, vient à l’esprit toute une partie de l’histoire de l’art : les fresques de Giotto, l’impressionnisme, le colour field painting – et, en particulier, Helen Frankenthaler pour la liquidité de sa peinture, ses couleurs « trempées » accentuant la part de hasard dans la composition –, mais aussi une approche plus « triviale » relative à la peinture en bâtiment, qui ne relèverait pas tant ici du geste du professionnel (comme c’est le cas chez Christophe Cuzin par exemple) mais de celui de l’amateur qui, emménageant ou déménageant, repasserait une couche de peinture maladroite pour effacer les traces de son passage ou s’approprier un nouveau territoire – comme c’est également le cas avec le graffiti. Ce grand écart entre l’artistique et le vernaculaire, le sacré et le banal témoigne de la volonté de Flora Moscovici d’envisager la peinture dans la totalité de ses modes d’apparition et d’existence, hors de tout système de hiérarchies des genres, qualités et techniques. Accueillir la peinture, toute la peinture.

[1] Avec le programme Suite, le Centre national des arts plastiques, en partenariat avec l’ADAGP, s’associe avec des lieux indépendants afin de donner une visibilité sous forme d’exposition à des projets ayant bénéficié d’un soutien du Cnap à une recherche / production artistique. http://www.cnap.fr/programme-suite-2017

[2] A-frame est un espace d’exposition initié par Théo Robine-Langlois et Blaise Parmentier à La Courneuve.

(Image en une : Flora Moscovici, Sous les couches elle restera, 2017. Pigments, liant acrylique et peinture en bâtiment sur mur. BF15, Lyon, production La BF15 et Cnap. Photo : Jules Roeser.)


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