Sophie Lévy
Le 23 juin, le musée des Beaux-Arts de Nantes rouvrira ses portes au public après un chantier de plus de deux deux ans qui a remanié en profondeur la circulation des espaces suite à l’adjonction sur son flanc nord d’un nouveau volume dédié à la présentation des collections permanentes, le cube. Le Musée d’arts de Nantes, tel est son nouveau nom, inaugure sa programmation avec l’artiste allemande Susanna Fritscher qui déploiera dans un patio totalement rafraîchi une installation monumentale faite d’une multitude de filaments formant un voile translucide aux effets visuels pour le moins saisissants. Nouvellement arrivée du LaM, le musée d’Art Moderne, d’Art Contemporain et d’Art Brut de Lille métropole où elle a officié jusqu’en 2016 après avoir dirigé la Terra Foundation for American Art, la nouvelle directrice des lieux, Sophie Lévy, nous livre ses premières impressions de travail à l’intérieur d’un vaisseau profondément transformé, de même que des éléments de réflexion sur l’importance de la réouverture d’une institution centrale pour la vie artistique de la ville, et les enjeux architecturaux, culturels, citadins qu’elle ne manquera pas de soulever.
Réouvrir un musée, même s’il s’agit plus dans le cas présent d’une extension, suscite des réflexes de « nouveau propriétaire » : quelles sont vos premières impressions quant à la circulation des espaces, pensez-vous que les œuvres y seront bien accueillies et bien mises en valeur, la déambulation des visiteurs agréable ?
Le réflexe d’un nouveau propriétaire… Intéressante idée qui est assez radicalement contradictoire avec celle que je me fais d’un responsable de musée. Je me sens plutôt comme un hôte, pas tout à fait légitime, à qui l’on a confié un palais, et qui attend avec une joie mêlée d’anxiété ses invités. Le principe de tout musée des beaux-arts est celui d’un continuum particulièrement long, qui a débuté bien avant vous et se poursuivra bien après. Henry-Claude Cousseau s’était intéressé à l’emplacement de l’ancien Garage Louis xvi dès le début des années 1990. Il aura donc fallu plus d’une génération, six directeurs et trois maires successifs pour qu’une belle idée éclose et s’offre au public.
Mes premières impressions, alors que le musée était terminé mais vide ont été qu’à l’écrasante façade glissée dans l’espace contraint de la ville succédait, dès le hall, pourtant très peu transformé, une sensation étonnante d’un palais intime, paisible et extrêmement lumineux. Que la dignité de l’escalier monumental et des grandes galeries à l’étage avait été humanisée par la sensualité minimale des matériaux utilisés par le cabinet Stanton Williams. Et curieusement, par l’acoustique ! Bien que l’écho respecte l’échelle des lieux, il conclut le son des pas par un froissement d’ouate qui permet au visiteur de rester en lui-même.
Une fois dans le cube (nom qui s’est naturellement imposé pour l’extension), malgré les grandes baies qui permettent au visiteur de situer l’espace dans la ville, on se sent ailleurs ou partout, tant l’esprit du white cube a été assez strictement respecté : murs et plafonds blancs, plateaux entièrement modulables, sols en béton ciré.
La plus grande inconnue reste la manière dont les visiteurs s’empareront de ces espaces complexes et conjugués : le palais, le cube, la chapelle de l’Oratoire, le sous-sol lui-même, et sa salle d’exposition supplémentaire, tout cela constitue une importante richesse d’espaces et d’œuvres (près de 900) que l’on peut traverser parfois d’un regard distrait, mais à d’autres moments, permettront de s’abîmer dans une contemplation qui pourrait durer quelques heures.
Comment la nouvelle architecture du musée a-t-elle été pensée, quels sont les présupposés qui ont été à la base de la nouvelle construction — le cube — qui vient s’ajouter au palais et à son célèbre patio ? Comment les architectes se sont-ils introduits dans cette riche histoire architecturale, l’ont-ils prolongée, ont-ils créé une rupture radicale avec le passé ? Comment s’est établi le dialogue avec l’urbanisme proche ?
Les architectes Paul Williams, Patrick Richard, Anne Ferhenbach du cabinet Stanton Williams ont fait preuve d’une grande « psychologie » urbaine et architecturale, si l’on peut dire. À l’écoute de l’histoire du lieu et des collections, des besoins des équipes et des habitants, à l’écoute des éléments essentiels de l’identité de Nantes, ils ont glissé leurs réalisations dans les creux d’un espace urbain encaissé, pour former un programme en U, qui frappe à la fois par sa complexité et sa cohérence. Si l’on met de côté l’escalier du cube, éclairé et protégé par un spectaculaire mur-rideau, sorte de vitrail de marbre translucide couleur de miel, mais qui demeure à peine visible des passants de la rue Clemenceau, le projet assume avec bonheur sa discrétion. Soulignons que l’ensemble des questions, pourtant très diverses, furent confiées à Stanton Williams : depuis le dessin du parvis et l’aménagement de la rue, la restauration des verrières, la muséographie et le dessin des mobiliers, jusqu’à la signalétique conçue en lien étroit avec la nouvelle charte graphique du musée. Ainsi, un regard attentif percevra que de bout en bout, un certain vocabulaire de teintes, de matériaux et d’effets de lumière a été strictement observé, vocabulaire qui sert inconsciemment de fil conducteur au promeneur : métaux couleur bronze, bétons pour tous les nouveaux sols, chêne brut pour tous les éléments mobiliers, cimaises à joints creux, et toute une gamme de blancs qui servent d’écran à l’infinie variation de la lumière naturelle, qu’elle soit zénithale ou latérale.
Le musée des Beaux-Arts de Nantes a connu une succession de directeurs remarqués dans sa période récente, d’Henry-Claude Cousseau à Blandine Chavanne en passant par Corinne Diserens : la spécificité du musée nantais est d’être un musée d’art moderne et contemporain et, exception faite de Corinne Diserens, qui a choisi de privilégier le contemporain, vos prédécesseurs ont toujours préconisé une certaine forme d’alternance entre les expositions dédiées à l’art moderne ou ancien et celles dédiées à l’art d’aujourd’hui : quel sera votre positionnement à ce sujet ?
Le Musée de Nantes a une autre spécificité que celle dont vous parlez : il est assez rare qu’à l’échelle d’une métropole importante il n’y ait qu’un grand musée pour les arts plastiques. Que ce soit à Lille, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, plusieurs institutions incarnent plusieurs identités distinctes au sein d’un même territoire. On ne peut guère citer que le musée de Grenoble, sorte de grand cousin de l’Est. Je pense que cette particularité explique cette nécessité d’alternance : le Musée de Nantes est tenu, pour satisfaire une population très diverse, d’être pluriel. Et c’est paradoxalement un risque, parce qu’il ne peut pas prétendre à l’universalité (car beaucoup d’autres musées de France, d’Europe et du monde sont à portée de visite), mais il ne peut pas non plus se choisir une identité trop particulière, trop exclusive. Moi qui ai dirigé avec bonheur pendant sept années un musée (le LaM de Villeneuve d’Ascq, Lille métropole musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut) à l’identité latérale si ce n’est marginale, je suis chaque jour frappée par ce paradoxe.
Néanmoins, la Ville a fait le choix, dès 1848, de consacrer l’essentiel de ses acquisitions à l’art vivant, et Henry-Claude Cousseau, merveilleusement secondé par Jonas Storsve, a redonné tout son éclat à ce principe. Et donc, vous avez raison, c’est plus que jamais un musée avant tout contemporain qui va rouvrir le 23 juin. Aussi, plusieurs espaces seront de manière répétée réservés à l’art contemporain chaque année : le patio, l’espace vitré sur le parvis, avec sa situation à mi-chemin entre l’extérieur et l’intérieur du musée, et la chapelle de l’Oratoire, dont la puissance baroque fonctionne particulièrement bien quand on y déploie vidéos ou installations. Sans oublier évidemment les 2 000 m² du cube, qui même s’ils sont dédiés à la collection permanente, semblent un lieu idéal pour des expositions ou accrochages sur telle ou telle thématique contemporaine, associant collection et prêts.
Comment le métier de directeur de musée a-t-il évolué au cours des trente dernières années : est-ce que la part réservée à la communication, à la levée de fonds a-t-elle pris le pas sur la partie strictement programmatique ? Est-ce que la part dédiée aux assurances des œuvres notamment et aux négociations concernant l’obtention de certaines pièces rares n’influe-t-elle pas sur la physionomie des expositions ?
Cela fait maintenant près de vingt-cinq ans que je travaille dans les musées mais je n’ai pas le sentiment que le métier de directeur ait tant évolué que cela, du moins dans les musées de capitales territoriales. La proximité avec la tutelle politique, la nécessité que la stratégie du musée soit en rapport avec une pensée du territoire, la question de la communication et du mécénat, le temps que prend nécessairement la gestion d’une équipe étaient déjà des préoccupations importantes pour le directeur du musée de Dijon où j’ai débuté. Je vois personnellement trois évolutions profondes des musées dont j’ignore encore quel sera l’aboutissement : lorsque j’ai débuté, les attaques contre l’art et les artistes contemporains étaient quotidiennes et pour l’essentiel du public, seul l’art ancien était acceptable et compréhensible. La perception des choses s’est maintenant sensiblement inversée ; les immenses fortunes mondiales, qu’elles soient de groupes industriels ou d’individus, se sont multipliées, et se sont saisies du marché de l’art comme d’un terrain de jeu. Parallèlement, le monde public s’appauvrissait. La question du désintéressement, qui est au cœur du sens du musée, et qui explique que l’institution est l’une des rares à ne pas susciter de défiance, est mise à mal par ce rapport de force qui s’est profondément renversé. Enfin, nous ne sommes pas au bout des conséquences de la révolution du numérique sur la diffusion des images, sur la capacité qu’elle offre à des institutions pauvres de dialoguer au plus près avec les individus qui constituent son public, et enfin et surtout sur la manière dont les êtres humains auront encore le désir de se saisir de cet espace collectif, d’expérience unique, où l’on ne peut rien toucher, rien posséder. Les choses sont là pour vous mais restent à distance.
Les musées du monde entier sont à la recherche d’une adaptation à ces trois profondes évolutions, et les directeurs de demain seront ceux qui trouveront le moyen d’y répondre, en gardant au musée sa particularité : ni un centre commercial, ni un parc d’attractions, ni une église, ni une école, mais un lieu d’expérience esthétique collectif et généreux.
Pourquoi avoir choisi Susanna Fritscher pour ouvrir la programmation du « nouveau musée » : faut-il l’interpréter comme le signe que l’art contemporain n’a de pertinence que dans sa dimension internationale ou bien est-ce avant tout dû à des choix purement esthétiques, notamment la capacité de l’artiste à révéler les volumes par ses installations aériennes très en dialogue avec les lieux ?
Susanna Fritscher, même si elle est née à Vienne, vit en France depuis plus de vingt-cinq ans, aussi je ne suis pas sûre qu’elle incarne pleinement une pertinence internationale. En revanche, le choix a été mûrement réfléchi de ne pas organiser de grande exposition de réouverture car la priorité devait être donnée aux retrouvailles des visiteurs avec le lieu et les collections, profondément transformés. Et en effet, l’installation qu’a imaginée Susanna Fritscher pour le patio a de grandes vertus : minimale et transparente, De l’air, de la lumière et du temps ne cache pas l’architecture mais la révèle dans sa triple dimension spatiale, lumineuse et d’expérience, au sens phénoménologique du mot. Placée en plein cœur du musée, dans ce lieu théâtral qui demeure le centre névralgique, elle agit presque comme un statement sur ce que peut être un musée d’arts aujourd’hui.
Quelle sera la place du musée dans une ville aux grandes ambitions culturelles comme celle de Nantes : doit-il devenir le vaisseau amiral de la culture de la métropole, au risque de générer une hyperconcentration des projets ou bien doit-il s’inscrire dans une politique de soutien et de partenariat avec les acteurs locaux ? Je pense notamment aux associations nantaises qui ont toujours joué un rôle indispensable dans l’émergence des artistes locaux et l’équilibre de l’écosystème artistique et qui souffrent terriblement en ce moment : le musée établira-t-il des passerelles avec ces dernières, y aura-t-il des invitations de lancées ?
Cet écosystème dont vous parlez, je suis loin d’avoir fini de le découvrir car il est multiple et foisonnant. À ce stade, je ne sais que très peu de choses : l’hyperconcentration n’est favorable à personne. Une grande ville, c’est plus que le nombre d’habitants, une capacité à faire cohabiter harmonieusement des univers, des esthétiques, des milieux, des populations profondément distinctes. Et une multiplicité d’offres dans le domaine culturel n’est pas une concurrence : dans ce domaine, more is more. Le musée, pour jouer sa note dans ce concert doit essayer d’être clair sur son identité et ses objectifs, car à vouloir être le musée de tous ou de chacun, il pourrait devenir l’un de ces lieux dont on ne sait pas du tout ce qu’ils sont, une sorte de salle polyvalente ou d’auberge espagnole. De nombreuses collaborations sont déjà à l’ordre du jour mais il est vrai d’abord et avant tout avec le spectacle vivant et l’université. Le lieu est vaste, à la fois en en mètres carrés, en œuvres, et en temps dans l’année, dans la semaine : la vitalité du territoire aura la place de s’y exprimer.
Pouvez-vous nous donner quelques indications sur les expositions à venir bien que, je l’imagine, vous devez encore être dans une période de rodage et plus encline à vous familiariser avec les nouveaux parcours du musée ?
Après Susanna Fritscher, la première exposition temporaire à s’installer dans le patio sera consacrée à un peintre caravagesque qui n’a jamais bénéficié d’une rétrospective malgré sa virtuosité sensuelle, Nicolas Régnier. Nous savons également que Laurent Tixador réalisera le projet du printemps 2018 dans la vitrine du parvis mais pas encore à quel artiste nous confierons le patio pendant cette période. Une exposition sur le Salon de Nantes de 1886 montrera à l’automne 2018 comment l’impressionnisme a frôlé Nantes sans s’y implanter. Plusieurs projets éclaireront également le nouveau lien qui unit le musée avec la collection du Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel : une collection époustouflante et singulière qui nous permettra d’évoquer les liens entre art et poésie, de prévoir un accrochage dans un étage du cube dédié à l’histoire du happening, et à l’automne 2020 de montrer cette collection dans ses différentes composantes : de Mallarmé à Erró, de Picabia, Duchamp à Nam June Paik.
Tout reste encore à construire et inventer : c’est un moment joyeux et impatient.
(Image en une et toutes les autres images : Musée d’arts de Nantes. Photo : C. Clos. © Nantes Métropole, Musée d’arts de Nantes, C. Clos / Architecture Stanton Williams)
- Publié dans le numéro : 82
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- Du même auteur : Interview de Gregory Lang pour Territoires Hétérotopiques, Capucine Vever, Chris Sharp, Paris Gallery Weekend 2021, Claire Le Restif,
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