r e v i e w s

Fayçal Baghriche

par Alexandrine Dhainaut

Suite et fin

Le SHED, centre d’art contemporain de Normandie, Notre-Dame de Bondeville, 20.05—15.07.2017

Relever et révéler. Voilà les deux verbes d’action qui pourraient résumer les trois séries d’œuvres de Fayçal Baghriche réunies pour l’exposition « Suite et fin » que lui a consacré le SHED (dans le cadre du programme « Suite » du CNAP). À l’image de François Daireaux, Fayçal Baghriche appartient à cette catégorie d’artistes observateurs qui révèlent les qualités et potentiels artistiques qui s’ignorent. Car l’art se niche partout à qui sait être attentif aux êtres et aux choses du réel. La première série, la plus imposante dans ce vaste espace d’exposition au toit cranté et aux murs de briques laissés dans leur jus, est un ensemble de cinq « plots » monumentaux de bois exotiques, empruntés à une entreprise locale de menuiserie. Chaque plot est l’éclatement d’un tronc d’arbre brut, débité en planches d’épaisseur égale et séparées par des cales aussi larges qu’elles, conservant ainsi la forme originelle du tronc, le tout posé à même le sol sur des tasseaux. Une sorte de fusion entre la rigueur minimaliste et la matière brute façon Land Art. Acheminés en un bloc jusqu’au SHED, les cinq objets éclatés n’ont subi aucune transformation par l’artiste qui les expose tels qu’il les a découverts dans les entrepôts de l’entreprise normande, ici répartis en diagonale dans l’espace. Cette petite délocalisation renvoie évidemment à celle, bien plus grande, opérée dans le cadre des échanges commerciaux de part et d’autre de la Méditerranée — ici d’essences d’arbres importées d’Afrique, Iroko et Sipo, qui serviront les constructions européennes. Ces troncs ont la particularité d’être recouverts sur leur tranche d’une couleur vive unie (rouge ou vert), code chromatique du négociant identifiant l’espèce en question. Ces aplats de couleurs fragmentés finissent alors d’associer ces sculptures ready made à la peinture, abstraite en l’occurrence, non sans rappeler une œuvre antérieure de l’artiste, Nothing More Concrete (2012). Cette pièce monumentale était composée de trente palettes de plaques de plâtres qui, une fois empilées, laissaient apparaître sur leurs tranches un dessin géométrique à base de lignes noires et rouges obliques et répétitives. La série des cinq plots intitulée Anagnorisis (du grec ancien signifiant « reconnaître ») emprunte son titre à la littérature, plus spécifiquement à la tragédie, désignant la découverte tardive de l’identité d’un personnage, ignorée de lui ou des autres jusqu’alors. Le titre renvoie donc à ce twist narratif : objets de négoce jusque-là, les troncs étaient autant de sculptures qui s’ignoraient jusqu’à leur transposition et exposition par l’artiste.

Dans un geste tout aussi poétique et « révélateur », la seconde série est une déclinaison de cernes noirs sur des plaques de verre translucide, détourant des zones a priori vides. Il s’agit en réalité du coup de feutre de l’encadreur signalant une « imperfection ». Par l’encadrement de ces verres et leur accrochage en frise sur une cimaise blanche consacrée, Fayçal Baghriche détourne le geste consciencieux de l’artisan pour le faire glisser du côté du geste artistique. Il transforme un acte banal et l’objet voué au déclassement en une variation graphique exposable. Ce qui ne se voyait quasiment pas à l’œil nu, devient ici survisible, doublement, par le cerne et par le cadre qui finit d’en faire une œuvre d’art.

C’est encore le travail des autres qui sert de base à la troisième œuvre, Atlas Series, un ensemble de photographies grand format prises dans les montagnes éponymes et respectant un même protocole formel de cadrage et de motif : des close-ups d’améthystes et autres géodes vendues par des artisans marocains aux touristes. L’accrochage linéaire de cette série, rythmé par les différentes couleurs et formes des pierres, révèle les abîmes visuels que sont les minéraux en creux, véritables petites cavernes de cristaux, mais révèle aussi la typologie des mains calleuses, abîmées, qui les présentent devant l’objectif de l’appareil. Abîmées et néanmoins virtuoses car ces géodes sont en réalité de simples quartz incolores qui ne valent rien et dont les artisans locaux fabriquent de toutes pièces la préciosité. Le choix du close-up rend encore plus manifeste le contraste entre l’aspect de ces pierres semi-préciseuses et la main qui les fabrique.

Sans doute parce qu’elles sont sur un même mode sériel et ready made (ou photographies d’objet existants), on pourrait arguer d’une certaine simplicité des œuvres présentées ici, ou d’une sorte de candeur. Si la dimension poétique du regard que porte Fayçal Baghriche sur le monde est indéniable, dans sa capacité à révéler ce que l’on ne voit pas en dehors de la fonction d’un objet ou d’un geste, ce qui ne serait pas digne d’attention, elle ne doit pas faire oublier le positionnement de l’artiste. En filigrane, Anagnorisis et Atlas Series nous parlent d’un monde globalisé, des échanges commerciaux et des rapports de domination qui les régissent. Que ce soient les essences de bois d’Afrique ou les pierres en toc des monts de l’Atlas, ces objets portent en eux toute la question de la possession du précieux ou de l’exotique, de l’utilité de les importer, dans une valise ou dans un container, et du jeu de dupes entre l’offre et la demande. Par une certaine économie de moyens et de gestes, Fayçal Baghriche créé sans avoir l’air d’y toucher, des outils de conscientisation.

(Image en une : Vue de l’exposition « Suite et fin » de Fayçal Baghriche au SHED. Au premier plan :  Anagnorisis, 2017 ; au mur : Atlas Series, 2015. Courtesy de l’artiste et galerie Jérôme Poggi, Paris. Photo : Samir Ramdani.)


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