r e v i e w s

Martin Kippenberger au Frac Aquitaine

par cedric schonwald

Désirs d’ailleurs

L’exposition organisée par Claire Jacquet au Frac Aquitaine et au Carré Bonnat de Bayonne constitue un hommage paradoxal à l’artiste allemand Martin Kippenberger. Paradoxal au sens où il est ici tiré prétexte du fait que Kippenberger a été un temps professeur à la Staedelschule de Francfort[i] pour réunir des artistes qui seraient ses compagnons ou ses héritiers, alors même que celui-ci se serait toujours refusé à être un chef de file ou bien à avoir des épigones. Mais l’on ne contrôle pas nécessairement sa descendance et rien n’empêche l’histoire ni les expositions de fictionner autour de l’œuvre et du destin de certains artistes. Car non seulement Kippenberger a lui-même nourri sa courte vie de constantes virevoltes glorieuses et tragiques, mais il a aussi pour une part contribué à l’écriture de sa propre légende en une auto-célébration elle aussi très paradoxale car souvent empreinte d’ironie quant à l’art et quant au statut mythifié de l’artiste. Rien d’étonnant non plus à ce que la directrice du Frac Aquitaine, que l’on a notamment connue comme cofondatrice de l’excellente revue Trouble, s’autorise un surcroît de fiction dans la conception de cette exposition.

collection Harmut et Helga Rauch, vue de l'exposition Heidi au pays de Martin Kippenberger

collection Harmut et Helga Rauch, vue de l’exposition Heidi au pays de Martin Kippenberger

À cet égard, force est de reconnaître que le parti pris de Claire Jacquet, tournant le dos à toute rigueur historiographique, converti une contrainte institutionnelle en un habile geste curatorial. Devant organiser au Frac le volet français d’un partenariat entre la Région Aquitaine et le Land de Hesse, elle fait un choix d’œuvres d’artistes formés en Hesse et marqués par l’empreinte humaine et artistique de Kippenberger qui a notamment retenu son attention pour son cosmopolitisme. Le personnage légendaire suisse de Heidi est l’élément rapporté qui lui permet d’articuler le système d’oppositions qui structure son accrochage. Les vies contrastées de Heidi et de « Kippi » puisent leur énergie propre dans les clivages qui les habitent, à commencer par la double appartenance au monde rural et au monde urbain. Le voyage, la multiplicité des rencontres et des influences forment les autres sous textes majeurs partagés par les œuvres sélectionnées ainsi que par les parcours de l’artiste et de Heidi, son alter ego de circonstance.

Les autoroutes en carton qu’entrelace Thomas Bayrle[ii] ou encore le Transsib (2004-2005) de Marko Lehanka portent en eux aussi bien l’espoir que la déception. L’idéalisme contrarié hante aussi les objets sur lesquels zoome et dézoome Thomas Schütte dans son traitement pictural et sculptural du patrimoine industriel. Autant d’artistes qui partagent avec Kippenberger un rapport très critique à la patrie[iii]. Cette douce causticité se retrouve même dans les œuvres présentées qui paraissent les plus bornées à l’exhibition de leur seule présence plastique. Ainsi, la table laquée envahie de boules de billard d’une fixité menaçante[iv] de Tamara Grcic dégage-t-elle bien vite une férocité qui démentit la première impression lisse sucrée. De même, le lexique formel ciselé par Andreas Exner renvoie toujours à un réel sans promesse. La bivalence est encore très caractéristique des deux œuvres de Simone Decker présentées. Ses Ghosts bien connus, hommage monumental et délibérément imparfait à la statuaire d’autres artistes. Son pavillon de chasse[v] est une salle dont les murs sont de scotch autocollant, ils recueillent les trésors et les déchets qu’y collent les visiteurs. Ils viennent aussi masquer la présentation des affiches des expositions de Kippenberger qui constituent des ensembles au statut trouble, entre art et document, entre autocélébration et dérision sur soi. Kippenberger ayant été très concerné par le brouillage des ontologies des formes d’art, il était judicieux de lui associer ainsi un mur opaque qui le cache en partie, une sorte de zone tue-mouche piégeant et muséographiant les traces laissées par tout un chacun. Dans le même esprit, la présentation

Kippenberger4.jpg:  Simone Decker, Pavillon de chasse, 1997-2001. Martin Kippenberger, Mut zum Drück, 1990.  Vue de l'exposition Heidi au pays de Martin Kippenberger, Frac Aquitaine, 2009. Photo André Morin

Simone Decker, Pavillon de chasse, 1997-2001. Vue de l’exposition Heidi au pays de Kippenberger

d’une partie de la collection du couple de gardiens de la Staedelschule de Francfort, les époux Rausch, semble fort à propos. Les 170 œuvres choisies saturent totalement un mur du Frac et font une frise élégante et bigarrée au Carré Bonnat. Il s’agit d’une collection d’œuvres et d’objets souvenirs laissées en cadeau par de nombreux étudiants et artistes de passage à l’école. De cette tradition amicale, les époux Rausch ont fait une collection qui prend aussi en tant que telle les allures d’une œuvre composite. Une œuvre qui aurait sans doute été du goût de Kippenberger en tant qu’elle est régie par un principe d’indifférenciation, de non hiérarchie.

Par les choix opérés – dont l’habile caution d’un conte emblématique – Claire Jacquet commet la gageure de faire une proposition d’abord marquée par le mouvement et l’éclectisme, alors même qu’elle se focalise sur une scène très locale et sur une personnalité unique.

Heidi au pays de Martin Kippenberger, au Frac Aquitaine, Bordeaux et au Carré Bonnat, Bayonne, du 28 mai au 5 septembre 2009.


[i]L’école est actuellement dirigée par Daniel Birnbaum.

[ii] Motorway (2003-2005).

[iii] Notion, Heimat, encore plus lourde de sens en allemand.

[iv] In Bewegung (2006).

[v] Jagdschlösschen (1997-2009).


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