Le divan des murmures
Frac Auvergne, Clermont-Ferrand, 7.10 — 29.12.2017.
Deuxième volet d’une étude mutuelle des collections des Fonds Régionaux d’art contemporain Auvergne et Rhône-Alpes, l’exposition « Le divan des murmures » fait suite à celle de l’Institut d’art contemporain, « Paysages cosmomorphes » présentée fin 2016 à Villeurbanne. Si les régions ont fusionné cette même année, la directrice de l’IAC (anciennement Frac Rhône-Alpes avant son rapprochement avec le Nouveau Musée) et le directeur du Frac Auvergne semblent argumenter, à travers cet échange, la thèse de l’impossible réunion de deux collections publiques, fondamentalement différentes, et fruits des histoires des lieux et des territoires. Tout est donc double dans ce projet commun. Si l’on avait aisément repéré dans l’espace de l’IAC la frontière des régions symbolisée par l’accrochage des œuvres, celui du Frac Auvergne, quant à lui, ne privilégie pas de spatialisation segmentée. À Villeurbanne, la directrice et commissaire Nathalie Ergino proposait d’envisager les œuvres exposées à l’aune des problématiques développées par le Laboratoire espace cerveau. Ici, au Frac Auvergne, le directeur Jean-Charles Vergne présente une exposition thématique autour de la notion d’analyse à travers différents champs des sciences sociales : l’histoire de l’art bien sûr, mais également la psychanalyse. Les « Paysages cosmomorphes » laissent place aux paysages intérieurs, ceux de l’esprit.
Les liens étroits qu’entretiennent l’art et la psychanalyse, maintes fois théorisés depuis la fin du xixe siècle, sont ici formellement mis en lumière. Outre les références évidentes aux grandes figures de l’histoire de la discipline, Freud, Lacan ou Rorschach, les productions plastiques, comme autant de discours murmurés, questionnent sans cesse les mécanismes de leur création comme de leur réception. Au sein de l’exposition « Le divan des murmures », l’art, dans une dimension autotélique, s’interroge et s’analyse lui-même. Il s’agira ici de tendre l’oreille pour saisir à travers ce parcours « l’écho déformé1 » que les œuvres nous adressent. Elles auront donc, à la manière des paroles de la malheureuse nymphe qui jadis distrayait Héra, toujours le dernier mot, chacune devenant le reflet de l’autre et invitant alors les visiteurs, comme autant de Narcisses, dans de déconcertants face à face.
Les tests projectifs et les méthodes d’induction hypnotique invitent dès les premières salles de l’exposition à l’interprétation subjective. De part et d’autre de l’entrée, les œuvres de Michel François (Déjà-Vu (Hallu), 2003) et de Loris Gréaud (Ending Introduction, 2004), appartenant chacune à l’une des collections, se répondent en miroir. Mises en abyme, les taches d’encre du test de Rorschach à nouveau dédoublées sont transposées en d’autres matières réflectives ou immatérielles : papier aluminium et volutes de fumée. Parfaitement choisies, ces œuvres développent intrinsèquement l’intégralité des thèmes qui seront abordés à travers les différentes salles de l’exposition : le miroir, les plis et les déplis, l’illusion et l’hypnose, l’association d’images et la projection subconsciente. La thématique du double, du miroir, omniprésente, matérialisée (Michelangelo Pisoletto2, Ned Vena3, Rémy Hysbergue4, Dan Graham5) ou suggérée (Elmar Trenkwalder6, David Lynch7, Rodney Graham8) produit l’impression d’images kaléidoscopales. Il sera, à travers ces différentes productions plastiques, question du visiteur comme sujet de sa propre analyse. La psyché ne fait-elle pas aussi référence à un miroir sur pied ? Selon Jacques Lacan, le stade du miroir chez l’enfant constitue une prise de conscience de son propre corps unifié, opposé au corps de l’« autre » ainsi que la découverte de l’image spéculaire, reflet du sujet individualisé. Cette image auparavant « morcelée » nous est présentée à nouveau dans Il disegno dello specchio (Michelangelo Pisoletto, 1979), proposant au visiteur de faire l’expérience de son propre reflet fragmenté, et donc d’un stade du miroir que l’on pourrait qualifier de régressif. Si Rodney Graham présente Le Séminaire de Jacques Lacan dans une œuvre éponyme (1988), la retranscription de celui-ci faite par ses étudiants reste, selon la volonté du psychanalyste, « inconsultable ». Il faudra donc utiliser les six modules en bois, évoquant l’art minimal, comme autant de dioramas incomplets, afin de projeter – non plus sur la surface – mais dans cet espace dédié, la bibliothèque de nos ressources inconscientes. Les photographies de Dirk Braeckman comme les images de Pierre-Olivier Arnaud (Three reflexions on non site, 2008) induisent le même type de rapport au visiteur, l’invitant à porter une attention particulière à sa propre réalité intérieure en convoquant ses souvenirs. Plus loin, les trois films Sutures d’Agnès Geoffray (2014) sollicitent à nouveau et avec poésie notre capacité projective. D’anciennes photographies d’archives sont associées dans un diaporama. À la manière du TAT9, ces images, comme autant de scénettes qui apparaissent et disparaissent progressivement, suscitent une interprétation libre. Peut-être ont-elles toujours été là, évoquant le processus même d’une psychanalyse : « Là, où était le Ça, le Moi doit advenir10 ».
Le principe d’association analogique utilisé ici renvoie à la scénographie toute entière de l’exposition qui présente des œuvres ayant chacune un point de convergence avec la précédente. Ainsi, les anamorphoses de David Mach (Aquarium, 1983) et de Georges Rousse (Rêve, 2008) jouent des mêmes mécanismes et se répondent, comme la toile de Gerald Petit (Sans titre, Fondling A.A, 2017) dont le mouvement du poignet trouve écho dans le cou du Cygne de Viriya Chotpanyavisut (2014). « Swan Hypnosis Induction »11 ?
La sélection des œuvres, d’une grande qualité et argumentée avec précision, guide le visiteur à travers les différents espaces du Frac Auvergne. Qu’il soit thématique ou formel, le regroupement des œuvres quelque peu littéral ou didactique laisse parfois place à un accrochage plus libre, comme le sont les divagations du « patient / visiteur » sur le divan.
Dans le dernier espace, faisant face au portrait de Freud[1], père de la psychanalyse, le parcours se clôt – ou serait-ce la séance ? – par la sublime photographie du divan de Dirk Braeckman (BE-HO, 1996). Il faut alors se relever, quitter l’espace d’exposition et poursuivre cette introspection à l’extérieur…
1 Jean-Charles Vergne, texte d’intention de l’exposition Le divan des murmures.
2 Michelangelo Pisoletto, Il disegno dello specchio, 1979
3 Ned Vena, The Departed, 2008
4 Remy Hysbergue, Pour l’instant n°11, 2006
5 Dan Graham, Two Cubes, One Cube Rotated 45°, 1985
6 Elmar Trenkwalder, Sans titre, 1996
7 David Lynch, I See Myself – I Fix My Head, 2007
8 Rodney Graham, Shorter Notice – Plates, 1991
9 TAT (abréviation de Thematic Apperception Test). Test projectif élaboré par Morgan et Murray, destiné aux enfants et aux adultes, et qui consiste à faire raconter au sujet une histoire à partir d’une série de planches représentant chacune une situation ambiguë.
10 Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933
11 Méthode d’induction basée sur l’existence de réponses idéo-motrices crée par Bob Burns, hypnothérapeute écossais.
(Image en une : À gauche : Rémy Hysbergue, Pour l’instant n°11, 2006. Acrylique sur miroir acrylique, 131 x 150 cm. Collection FRAC Auvergne. À droite : Michelangelo Pistoletto, Il disegno dello specchio (Le dessin du miroir), 1979. Bois et miroirs, 180 x 450 x 40 cm. Collection IAC.)
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