Dériver paré : portrait de l’artiste en nomade

par Ingrid Luquet-Gad

Perchée sur sa valise à roulettes capitonnée, une créature en bottines Ugg s’ébroue. Derrière la crinière blonde, on devine le rictus hilare et dentu. Celui-ci cependant ne nous est aucunement adressé. Non : il est entièrement tendu en direction de la perche à selfie, membre robotique venant chapeauter la composition pyramidale. Comme lui, tout est ici articulé, repliable, encastrable, renforcé aux angles, monté sur roulettes. En observant cette carapace aérodynamique, on ne saurait dire où commence l’humain et où finit l’artificiel. L’ensemble est autotélique, à l’image d’une humanité ayant fini par muter à force d’être coincée dans les limbes d’un perpétuel transit. Si l’image semble familière, elle n’en décrit pas moins un corpus d’œuvres bien précis : les sculptures de la série Transit Mode – Abenteuer (2014-2016) d’Anna Uddenberg. Celles-là mêmes qui accueillaient le visiteur de la 9e Biennale de Berlin depuis le hall vitré de l’Akademie der Künste en 2016. Derrière l’hyperréalisme maniéré de la forme et l’effet grotesque de certains signifiants culturels (les Ugg et la doudoune rose bonbon de la « basic white girl ») perçait surtout une certaine tonalité autocélébratoire, la même qui infusait également l’ensemble des œuvres présentées lors de ladite biennale. Caricature semi-consciente sans doute mais surtout jouissance d’appartenir à une frange ultra-privilégiée de la population : l’artiste néo-post-internet ayant pour atelier son laptop et pour domiciliation les ondes WiFi.

Démembrer l’objet rassurant par un « nomadisme de l’action »

Le topos de l’artiste nomade ne naît pas avec le nouveau millénaire. Dans la Dialectique de la Raison, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer écrivaient déjà, en 1944, que « ceux qui pratiquent l’art deviennent des vagabonds, des nomades modernes qui ne trouveront jamais de foyer parmi les hommes sédentarisés ». Les deux philosophes ayant fui leur Allemagne natale durant la guerre, l’ouvrage fut rédigé en exil depuis New York. Sous la forme de fragments s’y déploie la critique du totalitarisme et, par extension, de l’obsession de la totalité caressée par la philosophie. L’esprit des Lumière ne peut se perpétuer éternellement, il est voué à se transformer en son contraire : la barbarie ou la magie. L’art, et a fortiori contemporain, apparaît alors comme une potentielle issue pour la raison, à condition d’embrasser pleinement la mobilité et l’éclatement : tout ce que la philosophie, vouée à viser la systématicité, échoue à porter. Relativement confidentielles à la sortie de l’ouvrage, longtemps boudées par le monde universitaire, les thèses défendues par les deux auteurs connaîtront néanmoins une postérité effective dans le champ de l’art. En résonance avec les pratiques de l’Arte Povera des années 1960, l’ouvrage devient une référence clé sous la plume du critique Germano Celant – le même qui, en 1967, dotera la mouvance de son nom. Et fera du nomade le personnage conceptuel principal de son système théorique.

Invité à exposer au Negev Museum of Art à Be’er Sheva en Israël, Jannis Kounellis arrive selon ses propres termes « les mains dans les poches ». Depuis ses premières œuvres des années 1960 et toute sa vie durant, le contexte décidera intégralement de l’orientation donnée au projet. Au début de l’année 2017, le mode opératoire de l’artiste n’a pas changé. Fasciné par les pierres jonchant le désert attenant, ce seront elles qu’il ramènera dans l’enceinte du musée. Reliées par d’épaisses cordes courant le long du sol des deux étages mis à sa disposition, Kounellis en dispose certaines sur des meubles glanés sur le marché au puces attenant. Comme souvent dans la grammaire de l’artiste, les meubles jouent les substituts d’un corps absent tandis que les pierres dressées miment par leur verticalité un semblant de présence bipède. « Dans les années 1960, les motifs de Kounellis ont tendance à osciller entre les références au primitivisme des habitations des bergers méditerranéens et celles faisant allusion aux vagues d’arrestation qui ont suivi le coup d’état de 1967 dans sa Grèce natale », rappellera dans les colonnes d’Artforum Romy Golan dans sa review de l’exposition[1]. Et pour cause, Germano Celant parlera à plusieurs reprises de sa pratique comme d’un « nomadisme de l’action ».

En décembre 1979, pour Artforum toujours, le même publiera son portrait de Mario Merz sous le titre « Mario Merz. L’artiste en nomade ». En se concentrant sur l’apparition du motif de l’igloo dans son œuvre, celui-ci montre comment la forme tantôt transparente en verre et aluminium, tantôt cabossée lorsqu’elle est fabriquée à partir de sacs de lin cousus ensemble, vient contredire la vocation même de l’habitat : entre intérieur et extérieur, entre intime et sociétal, entre nature et culture, nulle séparation n’intervient. Au contraire, la porosité intrinsèque oblige à des échanges métaboliques entre les différents milieux. « Ces bâtiments sont à la fois un refuge et une cathédrale de survie, protégeant autant de la politique du monde de l’art que du vent. Ils sont également à l’image du nomade et du vagabond, qui ne croient pas à l’objet rassurant mais à la contradiction dynamique de la vie elle-même. Pour les nomades et les vagabonds, l’existence revient à errer d’un contexte à un autre, s’adaptant aux nourritures et aux usages locaux ; leur mode de vie ne se cristallisant jamais en quoi que ce soit de définitif ou de stable[2] ». Attitude de guérilla venant défier la société de consommation naissante, l’Arte Povera reprend à son compte les implications latentes des thèses sur l’art d’Adorno et Horkheimer pour qui l’art trouve justement sa force contestataire en rejoignant la magie, tout en substituant à son système clos un réseau de signes ouvert. Ou, pour le dire autrement, en construisant une sphère retirée, séparée du domaine des affaires courantes. En amorçant la série des Objets Cache-Toi, titre de ces igloos qu’il construit entre 1968 et 1977, Merz laisse également entrevoir le premier glissement de l’objet au sujet, du toit au toi. Bien que mobile, la protection n’est plus seulement cette couche supplémentaire que l’on peut ôter ou déplacer à loisir : le toit commence à coller au soi.

Le corps contemporain n’est ni organisme, ni machine : il est technocorps

Jeanne Briand, Proximity Max, 2017. Motorbikes mudguards turned into nery and prostheses covered in leather, variable dimensions. Photo : Romain Darnaud.

Dans ses préfigurations antérieures, le nomadisme apparaissait essentiellement comme une révolte contre la propriété privée et l’invasion des objets standardisés de la société de consommation. À présent, une nouvelle signification du terme se profile : le millénaire qui s’ouvre aura certainement marqué l’éveil de l’humanité à sa condition de nomade – toute l’humanité et non seulement l’artiste. Mais ce nomadisme là n’est plus lié à l’habitat, il en serait même la contradiction. Il est devenu une donnée biologique et rejoint le motif plus commun de l’humanité augmentée – un terme par ailleurs inexact, puisqu’il est davantage question de synthèse que d’addition, rejoignant la « production d’affects » biopolitiques dont parlent Toni Negri et Michael Hardt. Pour le Paul B. Preciado qui, en 2008, écrit Testo Junkie sous le nom de Beatriz Preciado, le corps moderne est désormais « irréductible à un organisme pré-discursif », et la vie « n’existe pas hors les entrelacs de production et de culture propres à la technoscience ». D’où sa conclusion, s’appuyant sur les travaux antérieurs de Donna Haraway : « ce corps est une entité technovivante multiconnectée incorporant la technologie. Ni organisme, ni machine : technocorps[3] ». Le corps contemporain est littéralement born ready : né prêt, prêt à dériver.

Ces entrelacs entre théories, matériaux, molécules et affects s’incarnent chez Jeanne Briand sous la forme de plugs et de prothèses qui génèrent leur propre vie. Débutée lors de son diplôme aux Beaux-Arts de Paris, la série Random Control (2010-2015) se compose d’utérus en verre soufflés fabriqués à partir du verre des tubes de laboratoire. La série évoluera ensuite vers Gamete Glass (2015-2017) où des formes elles aussi réminescentes d’une vie artificielle produisent des sons lorsqu’elles sont activées par le souffle leur ayant donné naissance. S’autonomisant toujours plus, ces matrices de verre s’exhibaient augmentées de plugs et soutenues de barres d’acier au Salon de Montrouge la même année. Accédant à l’échange avec d’autres milieux et à la verticalité, les œuvres de la série G.G.OpalSchwartz (2017) apparaissent alors comme les Objets Cache-Toi du monde d’après la disparition de l’humain. Mais ce sont sans doute dans les derniers développements de son travail que se manifeste le plus lisiblement l’appropriation du thème du nomadisme biologique par les jeunes artistes ayant commencé à produire dans la décennie en cours. En résidence un mois à la Clark House Initiave à Bombay cet été, l’artiste y observe les garde-boues enveloppant les carrosseries des motos circulant dans la ville surpeuplée. À la fois protection du bolide et mise à distance des piétons, ces structures externes métalliques sont de surcroît fabriquées sur mesure et customisées. Les recouvrant de peau, l’artiste les détourne afin de les transformer, selon ses termes, en « parures ou prothèses » et débute une nouvelle série, Proximity Max, qu’elle poursuit actuellement à Los Angeles. Disposé au mur ou au sol, le corps originellement augmenté a fini par disparaître totalement, érigeant l’accessoire au rang de substance.

Une communauté temporaire (et transportable) de signes en circulation

Sarah Ne ssa Belhadjali, The Dress, 2016. Tissu en popeline imprimé, impression 3D, découpes laser sur plexiglas, smartphone, application mobile. Photo : Allia El Fani.

À propos du sexe et de l’identité sexuelle, Paul B. Preciado insiste sur le fait qu’il n’y a plus de secret caché à découvrir : le design, le « sexdesign[4] », prend la place du dévoilement. De manière plus ténue, la biologisation du nomadisme, son inclusion au corps, s’incarne aussi plus simplement dans le statut accordé à ce registre du design : le vêtement, l’accessoire, acquièrent une signification renouvelée dans un contexte artistique souvent réticent à les intégrer à part entière – héritage d’un essentialisme philosophique que le nomadisme, tout comme la systématicité, vient faire voler en éclats. Nouvelle Collection Paris découle de l’envie de Sarah Nefissa Belhadjali de créer une marque fonctionnelle afin de présenter des vêtements et accessoires d’artistes. Initié en 2016 alors qu’elle est étudiante aux Beaux-Arts de Paris, le geste artistique se situe au niveau de

la création de la marque : logo, compte Instagram, lookbook, t-shirt pour le staff et cintres spécifiques. Un contexte alors en mesure d’héberger les œuvres d’autres artistes, comme une exposition dont la temporalité serait calquée sur celle de l’événement – à savoir le défilé de mode. Les deux premières collections, Printemps-Été 2017 et Automne-Hiver 2017-2018 poussaient l’indistinction à son paroxysme, présentées qu’elles étaient durant la Fashion Week dans l’amphithéâtre d’honneur des Beaux-Arts de Paris, un lieu souvent privatisé à cet effet, en étendant la collaboration aux nécessaires coiffeurs, maquilleurs et photographes de l’écosystème de l’industrie de la mode. Les artistes choisissaient alors de défiler en portant leurs œuvres – depuis les vêtements plus ou moins reconnaissables comme tels jusqu’aux sculptures désormais rendues transportables par la force des choses.

Kevin Desbouis, Untitled (Blister), 2017. Tatouage temporaire, édition illimitée, 3 × 3 cm.

Une communauté temporaire de signes en circulation. Voilà comment Kevin Desbouis, tout juste diplômé des Beaux-Arts de Clermont-Ferrand cet été, décrit de son côté les quatre tatouages temporaires qu’il réalise puis dissémine. Non pas une série mais une pièce différente pour chaque motif, lesquels fonctionnent chacun sur un principe d’édition illimitée : Untitled (portrait as absent), tatouage en couleur réalisé à partir d’une photo de personnage peint dont la texture s’effrite ; MO(U)TH, poème dont la typographie relie la bouche et le papillon de nuit ; Blister, carré issu d’un zoom dans une photographie reprenant l’apparence d’un élément plastique ; Y, bonhomme réalisé à partir de la lettre issue d’un alphabel du xvie siècle greffée d’yeux d’emoji, mascotte générationnelle de la génération Y quelque peu en perte de repères (why ?). Chacun marqué par un balancement de la forme, par une incertitude consubstantielle garante du mouvement permanent, ces tatouages, « presque comme un bleu que l’on peut se faire au bras, avec lequel on vit quelques jours, une semaine, puis qui finit par disparaître », répondent pour l’artiste à sa manière de travailler. « Je voulais produire une forme de mise en circulation qui puisse être aussi légère que le déroulement de la vie, du sens, des idées, liée au corps, aux individus, et qui ne s’embarrasse pas de questions expositionnelles classiques (que je trouve parfois “hors-sol”) », explique-t-il. « La réalisation des tatouages, la manière dont je les offre ou dont ils sont offerts ensuite, convoquent des situations sociales privées ou publiques, des contextes dans lesquels s’échange aussi autre chose que le contenu de la pièce. Il y a une économie de réalisation, d’existence, qui ne dépend d’aucun contexte préexistant si ce n’est la vie ». En se rapprochant du réseau de signes résonne également, derrière le « bio » peut-être plus immédiatement sexy, le « politique » de la « biopolitique ». Politique, le corps paré l’est parce qu’« il n’y a plus de vie nue », comme le constatait déjà Giorgio Agamben ; parce que le corps contient déjà, par l’alliage de savoirs et de techniques hérités ou fabriqués dont il est porteur, un discours sur le monde qu’il traverse.

Tarik Kiswanson, Everything I ever needed (photo d’essayage), 2017. Courtesy Tarik Kiswanson ; Lafayette Anticipation – Fondation d’entreprise Galeries Lafayette.

Ainsi le thème du nomadisme prend-il une coloration éminemment politique chez Tarik Kiswanson dont l’ensemble des œuvres forme une constellation organisée autour de l’évocation d’un corps absent, dont l’empreinte est ici aussi vecteur de mobilité permanente. De ses sculptures pénétrables en métal activées par la présence du corps du visiteur, l’artiste a gardé la conscience du corps individuel comme échelon premier de la construction d’une identité potentiellement universalisable. En ce moment, Kiswanson conçoit une collection de vêtements qui seront d’abord portés par les performeurs – des vêtements et non des « costumes », insiste-t-il, puisqu’il ne s’agit aucunement d’un déguisement ou d’un simulacre. Pouvant faire l’objet d’une présentation indépendante, la collection s’intitule Everything I ever needed, chacun des looks étant par ailleurs nommé par un titre individuel. Taillés dans la toile brute qui sert habituellement à fabriquer les patronnages — l’étape avant la confection du vêtement tel qu’on le verra porté — leur couleur sable connote indirectement le désert. Retour à un nomadisme effectif mais néanmoins d’emblée inscrit dans la condition contemporaine, plusieurs des vêtements sont construits autour d’un tote-bag de musée, qu’il soit intégré à la ceinture, sur une manche ou dans le dos, et dans lequel il est ensuite possible de replier l’ensemble de la tenue pour l’emporter avec soi. Au nombre de douze, combinables pour former vingt tenues, les vêtements de la collection témoignent, en sous-texte, d’une sédimentation de la petite et de la grande histoire. D’origine palestinienne par ses parents, né en Suède, l’artiste appartient à la deuxième génération d’immigrés qui n’ont pas vécu l’expérience de l’exil de manière personnelle et physique mais approchent la vie quotidienne dans le clivage d’un entre-deux qui exclut d’emblée tout sentiment d’appartenance. De fait, que ce soit dans son travail sculptural ou dans les textes de ses performances, rien n’est stable mais rien n’est non plus hiérarchisé : la contre-forme devient forme, un même motif se décline en plusieurs tailles et le thème du franchissement s’incarne à la fois dans un fragment de texte évoquant les frontières géopolitiques et dans la mélancolie d’un voyage en train.

La question n’est alors pas tant, comme ce fut le cas dans les années 1960, de ne plus vouloir ajouter d’objets au monde, mais davantage celle du caractère inadapté de cette sédentarisation extrême qu’est l’exposition d’artefacts détachés du corps, inadaptée aux flux contemporains. L’objet, l’œuvre (la différence importe peu, l’usage les relie) n’est pas disqualifié mais arraché à son « sol », à l’unicité de son contexte d’émergence. À propos des Vieux souliers aux lacets de Vincent Van Gogh, Jacques Derrida remarque, dans La vérité en peinture, qu’ils sont délacés, délaissés, usés et désœuvrés ; qu’on ne peut les « remettre », les assigner à un sujet, et qu’ils resteront donc ouverts à toutes les interprétations, n’appartenant à personne et se contentant d’être dans un entrelacs dedans / dehors qu’il nomme « stricture ». Comme il l’intime, il nous appartient à notre tour d’apprendre à laisser exister les œuvres dans leur détachement, sans vouloir se les réapproprier ou les assigner à tel ou tel espace / temps. Dériver certes, mais paré.

1 Romy Golan, « Jannis Kounellis. Negev Museum of Art », Artforum, March 2017.

2 Germano Celant, « Mario Merz : The Artist as Nomad », Artforum, December 1979.

3 Beatriz Preciado, Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008, p. 41.

4 Ibid., p. 34.

(Image en une : Jeanne Briand, GameteGlass (black), 2016. Gamète en verre soufflé et pigment noir, harnais en crin et silicone cousu à des sangles de suspension, fixation en acier peint, câble xlr, 170 × 70 × 17 cm. Photo : Romain Darnaud.)