Crash test
La Panacée-MoCo, Montpellier, 10.02—6.05.2018
On se demande bien comment peuvent se produire des rapprochements aussi improbables que celui du Viagra et des xénoestrogènes dans une exposition d’art contemporain. L’ancienne fonction de La Panacée — faculté de pharmacie de Montpellier — pourrait expliquer ce cas de figure, mais elle n’y est pour rien : cette rencontre entre deux composés moléculaires aux destins plutôt divergents est la conséquence du positionnement de son commissaire, Nicolas Bourriaud. Tout part du constat suivant lequel le paradigme identitaire qui a imprégné les deux dernières décennies artistiques, sur fond de cultural studies et autres références postcoloniales, a été remplacé selon lui par un molecular turn, qui incarne bien mieux les préoccupations d’une génération minée par l’angoisse d’une altération inexorable de l’écosystème planétaire (pour simplifier). Le concept d’anthropocène est aussi passé par là qui nous somme de repenser un rapport nature / culture plus du tout évident, de même que notre condition de propriétaires d’une planète et de son biotope, uniquement destinée à satisfaire notre volonté de puissance. Si l’exposition ne va pas jusqu’à envisager toutes les conséquences de ce nouveau rapport au monde, elle constitue en revanche un bon instantané d’une génération que ces phénomènes globaux font plus que sensibiliser.
On ne peut reprocher à Nicolas Bourriaud de manquer de Weltanshauung1 : de l’esthétique relationnelle à l’Exforme, en passant par Radikant ou Postproduction, le directeur de la Panacée est l’un des rares curateurs français à posséder la capacité de formuler des concepts esthétiques enveloppants, qu’il cherche par la suite à traduire en autant de propositions collectives. « Crash test » réunit une trentaine d’œuvres de jeunes artistes, la plupart d’entre eux choisis pour leur capacité à révéler le trajet et le potentiel plastique de molécules spécifiques—comme c’est le cas par exemple pour les xénoestrogènes chez Juliette Bonneviot (Deep Grey Xenoestrogens, 2016) qui nous renvoient à l’action sournoise des fameux perturbateurs endocriniens ; des concrétions de Philippe Zach produites à partir de l’agrandissement démesuré de macromolécules qui exhibent leur spectaculaire matérialité colorée (Seeing Red, II, 2018) ; ou encore des « gamètes » de Jeanne Briand dont les formes organiques en verre soufflé organisent la rencontre stylisée entre la pratique ancestrale du verrier et la biochimie du vivant, et bien que les gamètes ne soient pas de simples molécules, l’aspect indéniablement in vitro des œuvres de la jeune artiste renvoie à tout l’impensé anxiogène de la recherche biotechnologique et des manipulations génétiques (G.G.s., 2017). Pour certains, ce tropisme moléculaire s’inscrit dans la continuité d’une recherche ancienne sur les effets des composants chimiques sur notre environnement et notre comportement, pointant de fait le travail invisible d’un système économique où la part de l’industrie chimique est bien plus prégnante qu’on l’imagine. Les peintures de Pamela Rosenkranz (Sans titre, 2018), réalisées sous l’emprise de Viagra proposent une utilisation pour le moins inattendue d’un agent destiné à d’autres usages dans le privé. S’il est clair que l’artiste suisse est habitée par des questions environnementales, son travail ne se réduit pas à un geste de sensibilisation, il est également porté par une dimension « empathique » envers ces éléments intrusifs qui se traduit par de grandes installations immersives dans lesquelles elle excelle à déployer son art, comme ce fut le cas à la Biennale de Venise en 2015. Le travail de Thomas Teurlai repose la question de la séduction de la (micro) marchandise à travers des appareillages néo-baroques qui singent le côté bordélique du scientifique à l’ancienne : aux antipodes de l’ambiance aseptisée des unités de production de l’industrie pharmaceutique, le côté récup’ de sa pièce fait plus penser aux « installations » éphémères des producteurs de drogues synthétiques qui fleurissent un peu partout dans les limbes du monde « civilisé », nous ramenant vers le côté sombre d’une production souterraine qui infiltre largement toutes les couches de la société (Night Shot-Holly Fumes, 2018).
Avec Artie Vierkant, on aborde l’emprise incontournable du web sur une économie néolibérale dont il a fait plus qu’accélérer le processus de fluidification : si la présence de l’artiste américain peut paraître un peu surprenante dans une exposition dédiée à la molécule, puisqu’on a plus l’habitude de le croiser dans des expositions qui revisitent conditions d’apparition et statut de l’image à l’époque du web 2.0 sa présence s’explique ici par son traitement du pixel comme un matériau comme un autre, ressource « moléculaire » aussi répandue que le carbone et qui définit de nouveaux enjeux transactionnels, de même qu’elle modifie progressivement l’architecture économique à laquelle nous étions habituée jusqu’à peu (Exploit, 2014). Mais la constitution de paysages totalement inédits induits par les manipulations opérées sur des espèces animales ou via l’utilisation de matériaux synthétiques n’est pas le moins stimulant d’une exposition plutôt jubilatoire sur le plan visuel : ainsi les termitières multicolores d’Agnieszka Kurant (Artificial Artificial Intelligence) réalisées en « coproduction » avec des colonies de termites illustrent de manière spectaculaire la capacité des humains à spéculer sur le vivant, l’introduction de matière colorée dans le régime de ces insectes bâtisseurs donnant naissance à ces drôles de petits édicules flashy, mi artificiels-mi naturels. Alice Channer crée elles aussi des paysages mutants grâce à l’utilisation de ces nouveaux matériaux qui remanient lentement mais sûrement notre monde, pointant de ce fait notre irrésistible propension à modifier le biotope à l’échelle du paysage et renouant ainsi avec une vieille association entre peinture et (agri)culture : faudra-t-il désormais envisager cette relation ancestrale sous l’angle de nouvelles associations, sculpture et chimie du vivant, sculpture et biomécanique, sculpture et terraforming2 ?
1 Weltanshauung est un terme allemand communément traduit par « conception du monde ». Il associe Welt (monde) et Anschauung (vision, opinion, représentation).
2 Le terraforming est un terme souvent utilisé en science-fiction pour désigner l’action de reconstituer des zones habitables et exploitables pour les humains dans des environnements défavorables à leur acclimatation.
Avec : Ivana Basic, Alisa Barenboym, Bianca Bondi, Juliette Bonneviot, Jeanne Briand, Dora Budor, Johannes Büttner, Alice Channer, Caroline Corbasson, David Douard, Daiga Grantina, Roger Hiorns, Agnieska Kurant, Sam Lewitt, Estrid Lutz + Emile Mold, Jared Mader, Enzo Mianes, Marlie Mul, Virginia Lee Montgomery, Aude Pariset, Thiago Rocha Pitta, Pamela Rosenkranz, Thomas Teurlai, Artie Vierkant.
Image en une : Vue de l’exposition avec au premier plan : Jeanne Briand, G.G.s., 2017 (trois gamètes en verre soufflé et pigments, câbles audio), et au fond : Agnieszka Kurant, A. A. I., 2017 (termitières réalisées par des termites, sable coloré, or, paillettes, cristaux).
- Publié dans le numéro : 85
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- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
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