Anne Bourse et Jean-Alain Corre
Softy is as soft as a pillow, Pauline Perplexe, Arcueil, 17.05—1.06.2018
Chez Pauline Perplexe, atelier d’artistes partagé à Arcueil, Anne Bourse et Jean-Alain Corre proposent une exposition en duo placée sous le regard bienveillant d’un personnage imaginaire appelé Softy, qu’on devine être un chat « aussi doux qu’un coussin ». D’entrée de jeu, le titre annonce la couleur : dans cette exposition, il sera beaucoup question de douceur, d’avatars fictionnels, mais aussi de délaisser une certaine logique, un certain besoin de théorie ayant marqué toute un génération d’artistes contemporains, pour plus d’associations libres et de divagations.
Pour preuve, la moquette blanche, mousseuse et douce, qui absorbe les pas et invite à s’asseoir et à se laisser aller à la rêverie, à feuilleter les livres d’Anne Bourse, à se laisser bercer par le clapotis de l’eau dans la fontaine de Jean-Alain Corre. Cette surface (plus ou moins) immaculée est ponctuée par les coussins d’Anne Bourse annoncés dans le titre : des zones de couleur bombées et moelleuses qui servent de socles à ses œuvres. Y sont posés ses livres dessinés, imprimés et reliés à la main, mêlant peinture, stylo, crayon, bribes de phrases illisibles et impression numérique.
À l’origine, les coussins sont des « copies » d’œuvres de Jason Dodge telles qu’on pouvait les voir à la Biennale de Lyon ou chez Yvon Lambert. Difficile, cependant, de s’éloigner plus du dépouillement conceptualiste de Dodge : faits main, maladroits, passés dans les couleurs qu’affectionne l’artiste (le rose et le violet), ils sont devenus autre chose. L’histoire de l’appropriation s’est souvent construite sur la rupture critique, la démystification des originaux prestigieux « avalés » par des artistes (souvent des femmes), à la manière des photographies de Walker Evans par Sherrie Levine. Ici, Anne Bourse s’approprie, mais avec douceur, sans s’attarder, sans critiquer, simplement par affection pour des objets rencontrés dans le cours de sa vie. Il en va de même pour le sac Monoprix qui l’accompagne quotidiennement : Anne Bourse le reproduit deux fois, avec force détails, modifiant les couleurs et apposant la trace de sa main non-professionnelle sur l’objet. Si, en cette époque de capitalisme tardif, l’objet fait-main fait figure de relique vintage, les copies imparfaites d’Anne Bourse ont pour seule raison d’être un attachement un peu fou à leur modèle. Et comme toute folie, la sienne demande à être partagée : pour ses amis, Anne reproduit cinq fois la correspondance de Victor Chlovski et Elsa Triolet à l’aide de photocopies et de reliures à la colle — sortes de doubles plus ou moins fonctionnels qui existent au mépris du droit de la propriété intellectuelle le plus élémentaire.
Les objets d’Anne Bourse sont dans la continuité de sa pratique de dessin. Dessinatrice compulsive, elle s’empare de tout ce qui lui tombe sous la main : feuilles de papiers, magazines, livres, catalogues d’artistes (Anne a refait intégralement un catalogue de Jimmie Durham en insérant ses propres dessins dans les blancs laissés par la mise en page). Les sacs et les coussins sont devenus sous ses mains des dessins, des surfaces colorées où le va-et-vient du fil prend la place des traits de stylos.
Bien que le lien entre leurs deux pratiques ne soit pas une évidence, les œuvres d’Anne Bourse cohabitent harmonieusement dans l’espace avec celles de Jean-Alain Corre qui occupent la verticale : trois sculptures faites d’assemblages d’objets évoquant trois espaces domestiques différents, la douche, la hotte et la poubelle. Pourtant, Jean-Alain Corre parvient à jouer de l’effet d’étrangeté pour rendre ces objets quasiment absents, artificiels comme des images : un copié-collé de formes détourées qui s’agglutinent en grappes pendantes. Dans la « douche », de petits poissons en céramique dorés à la feuille d’or crachent de l’eau dans une vasque blanche posée de travers sur une couette. Ils sont reliés par des tuyaux bleus d’un bel effet graphique et évoquent une fontaine baroque rafistolée par Leroy Merlin. L’artiste cite à leur propos une sorte de parabole historique qui en dit long sur les rapports entre l’art et le pouvoir : Louis xiv aimait traverser les jardins de Versailles pour assister au spectacle des fontaines en action, or les Fontaines du Roi, qui avaient fait sa gloire dans le monde entier, ne pouvaient fonctionner simultanément par manque d’eau et devaient être mises en marche progressivement le long de son trajet. Seul l’œil du Roi « connaissait » le spectacle des Fontaines et, bien qu’il n’ait pas été dupe du procédé, faisait exister l’œuvre, la possédait. Jean-Alain Corre parle de réalité augmentée, on pourrait dire aussi une user experience pour utilisateur unique. Quelle différence entre cette mascarade et la manière dont l’art contemporain est produit aujourd’hui ? Dans un texte qui accompagne l’exposition, l’artiste fait dire à Johnny, son double fictionnel, que « ses formes répétées de manière vintage ne posent plus de problèmes et sont parfaitement intégrées ou incorporées » au système de l’art. Elles ne sont que le décorum, baroque ou classique, exubérant ou rigoureux, du moment de sociabilité que l’on connaît bien, ces fameux vernissages où se trament les accords du monde réel sous l’œil bienveillant de l’art même le plus contestataire. « Nous sommes des esclaves » dit encore Jean-Alain Corre. Soumis comme par le passé à un Œil surpuissant, bien que plus difficile désormais à géolocaliser, l’œil d’Internet.
Sa hotte de cuisine m’évoque par ailleurs plutôt le ready-made duchampien que la galerie des Glaces de Versailles, mais peut-être que cela revient au même. Tout comme Duchamp, Jean-Alain Corre maintient l’ambiguïté : pour lui, l’appropriation de cette hotte « décorative » n’est pas particulièrement ironique, mais on peut imaginer qu’il laisse à Johnny le soin de ricaner devant ces formes design cousines du Minimalisme. Tout comme Duchamp, Jean-Alain Corre tente d’échapper à la toute-puissance rétinienne de l’Œil par un biais très « physique », celui de l’érotisme. La douche qui mouille gentiment le bas du rideau, la hotte qui aspire un peu les cheveux, ses œuvres parlent de contacts de matières, de corps stimulés par les objets qui les entourent. Et c’est là, selon moi, plutôt que dans le discours finalement assez vintage sur la fin de l’art, que l’exposition prend tout sons sens. Et que la rencontre a lieu avec les œuvres d’Anne Bourse. Dans le plaisir sensuel et subversif des appropriations, ces messages envoyés au monde, ces lettres d’amour qui ne disent pas leur nom. Des « Lettres qui ne parlent pas d’amour » mais qui en sont saturées comme celles que Chlovski envoyait à Elsa Triolet.
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- Du même auteur : Lucille Uhlrich, Pulpe, David Caille, Arvo Leo, Fish Plane, Heart Clock,
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