Sophie Legrandjacques

par Patrice Joly

Entretien avec la présidente de d.c.a. pour les 25 ans de l’association

d.c.a. a fêté ses 25 ans au Palais de Tokyo en décembre, rappelant ainsi l’appartenance de la structure parisienne au réseau des centres d’art et faisant oublier par là même la critique d’un centralisme à la française que cette célébration faite en la capitale et non pas en région aurait pu légitimement soulever. d.c.a. regroupe une cinquantaine de membres auxquels elle tente d’insuffler une dynamique collective en initiant des projets aptes à les fédérer. L’annonce de la création d’un nouveau label (Centre d’art contemporain d’intérêt national) sous la houlette du ministère de la Culture manifeste la volonté de d.c.a. d’accompagner la procédure législative de la loi Liberté de création, architecture et patrimoine, elle est aussi l’occasion de revenir sur les fondamentaux des centres d’art dans le contexte d’une scène contemporaine qui s’enrichit constamment de nouvelles fonctionnalités et de nouveaux acteurs. Sophie Legrandjacques, fraîchement élue à la présidence du réseau et par ailleurs directrice du Grand Café à Saint-Nazaire, évoque les enjeux qui se présentent aux centres d’art dans les années à venir, comme la fragilisation de structures à laquelle le nouveau label est censé remédier, le nécessaire toilettage d’un modèle qui a émergé il y a une quarantaine d’années ou encore le dépassement de certains tabous comme l’introduction d’apports privés au sein d’institutions longtemps réfractaires à cette immixtion. Entretien avec une présidente confiante dans la capacité d’adaptation et de réinvention d’institutions qui ont su préserver leur engagement profond envers la création contemporaine et garantir sa liberté d’œuvrer.

Il y 18 ans, pour l’ouverture du Palais de Tokyo, Jérôme Sans et Nicolas Bourriaud publiaient un ouvrage manifeste qui se résumait en l’accumulation de réponses à la question, posée à une multitude de partenaires institutionnels, artistes, responsables d’associations, de savoir comment ces derniers envisageaient la forme à venir d’un centre d’art1. Aujourd’hui, je suis tenté de faire retour sur cette interrogation, à quelque vingt années d’intervalle : que sont les centres d’art des années 90 devenus ?

Force est de constater que trois à quatre décennies après l’avènement des premiers centres d’art, non seulement ils sont toujours là mais ils sont surtout bien plus nombreux. Les magnifiques expériences des pionniers que furent le Consortium à Dijon ou le Nouveau Musée à Villeurbanne, par exemple, ont été regardées et poursuivies par de nombreuses associations ou collectivités dans toute la France, et on compte aujourd’hui environ soixante centres d’art contemporain (dont cinquante font partie de d.c.a.). Ils composent un fantastique paysage de création à de nombreuses échelles et dans des contextes territoriaux, sociaux et culturels extrêmement variés. C’est pour cela que poser la question de la forme du centre d’art actuelle ou à venir n’a finalement que peu d’objet. Les centres d’art, par essence, revendiquent le fait de ne pas répondre à une structuration prédéterminée. Chacun, là où il se trouve, avec son histoire, sa direction artistique, les artistes et ses publics, s’invente et se réinvente en permanence. Ce qui importe ce sont les missions spécifiques qui les définissent. Au fond, d.c.a. est un réseau de structures qui, en apparence, se ressemblent peu mais qui partagent des missions et des valeurs communes.

Jordi Gali, Ciel. « Horizon (2016) », exposition et événements dans / sur / dessous / sur les côtés / au milieu du MAGASIN des horizons /Exhibition and events in/on/under/on the sides/in the middle of Le MAGASIN des horizons, Grenoble. Photo : Camille Olivieri.

La grande question de ce tournant des 25 ans est celle du fameux label : les opposants pensent que labelliser un centre d’art c’est lui ôter de sa liberté, de sa capacité à se réinventer en permanence et à inter-réagir avec la société, une manière de normaliser et de faire rentrer dans le rang cet éternel trublion, une petite mort en quelque sorte, non ?

La petite mort, c’est surtout quand un centre d’art est contraint de fermer parce qu’il n’est pas soutenu par des acteurs attachés à défendre la liberté de création et d’expérimentation. La fermeture d’un centre d’art dynamique et historique comme celui de Quimper en 2016 en est un exemple. C’est la raison pour laquelle, même si au départ choisir d’être pour ou contre l’idée d’un label a été un vrai sujet à d.c.a. pour les raisons évidentes que vous exposez, nous avons collectivement décidé d’être proactifs dans l’élaboration du label afin de faire entendre notre voix, considérant que ne rien faire serait la meilleure façon que rien ne change pour nous. Après la circulaire ministérielle de 2011 relative aux centres d’art contemporain rédigée à l’époque avec d.c.a., il fallait saisir l’opportunité de fixer dans un décret et un arrêté, c’est-à-dire dans les textes réglementaires qui découlent d’une loi, ici la loi LCAP, les missions et les ambitions que portent nos structures. Le réseau d.c.a. qui a aujourd’hui 25 ans a voulu faire preuve de maturité, il a pris ses responsabilités. Et nous avons été écoutés, nous sommes satisfaits du contenu des textes promulgués car justement ce label n’est pas normatif. Il ne nivèle pas les missions mais, au contraire, grave dans le marbre le fait qu’un centre d’art est une structure vivante et en perpétuelle évolution. À une époque où certains centres restent vulnérables sur leur territoire, il faut le voir comme un outil pour sécuriser et gagner en structuration en fédérant les partenaires autour d’un projet reconnu d’intérêt général. C’est comme cela qu’il a été pensé conjointement par le ministère de la Culture et d.c.a.

Abraham Poincheval, La Vigie urbaine. Vue extérieure de / External view of La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 2016. Co-production : La Criée & Les Tombées de la nuit. Photo : Benoît Mauras.

Mais cela sous-entend cependant que tout nouveau candidat à d.c.a devra envisager de répondre un moment donné aux critères fixés par ce nouveau label, cela va un peu à l’encontre de la possibilité d’intégrer des profils résolument novateurs… Par ailleurs, y a-t-il eu récemment de nouveaux entrants dans la liste de d.c.a. ?

Les dernières structures à avoir rejoint le réseau d.c.a. sont le Magasin des horizons de Grenoble, la Halle des bouchers à Vienne et Triangle France à Marseille, trois structures qui ont des histoires et des identités institutionnelles distinctes mais qui « travaillent » et alimentent le modèle du centre d’art de leurs énergies nouvelles : le Magasin des horizons porte un projet très expérimental, Triangle est né comme un artist-run space et La Halle des bouchers découle d’une volonté municipale de soutenir la création contemporaine.

Quant aux candidats au label, ils devront en effet répondre au cahier des charges et des missions qui fixe un cadre et des attendus, une ambition. Mais rappelons-le, chaque direction artistique décline et incarne à sa manière ces missions qui ne sont pas nouvelles par rapport à l’existant. Ce n’est pas parce que l’on partage des modes opératoires que tous les projets se ressemblent. Des différences dans les écritures curatoriales ou les esthétiques restent évidemment possibles, dans les dynamiques de territoire également.

Quant à l’intégration de « modèles résolument novateurs », auront-ils envie de s’apparenter à quelque modèle existant ? Pas sûr…

Des Fracs qui programment de très jeunes artistes dans leur showrooms, des musées qui inventent de nouvelles manières de programmer et expérimentent tous azimuts, qui créent des festivals (comme le Nouveau Festival de Beaubourg), sans parler des artist-run spaces : qu’est-ce qui fait la spécificité d’un centre d’art en 2017, hormis la question de la collection ? N’avez-vous pas le sentiment que les modèles se rapprochent ? Il n’est pas rare par ailleurs de voir une exposition passer d’un centre d’art à un musée et un directeur de Frac prendre la direction d’un centre d’art, montrant par là que les profils de direction se rapprochent… Cette différenciation est-elle encore pertinente ?

Je ne partage pas votre constat sur les passerelles professionnelles entre directeurs de FRAC et de centres d’art par exemple. Elles ne sont pas si fréquentes, bien qu’en effet les compétences requises soient proches.

Jean de Loisy le disait lors de son discours à l’inauguration des 25 ans de d.c.a. au Palais de Tokyo : « On aime les centres d’art, leur dynamisme, et on leur pique leurs idées »… Ce n’est pas qu’une boutade ! Cela tient certainement à la spécificité de ces laboratoires implantés partout en France : leur expertise et leur savoir-faire sur la production dans des économies souvent contraintes, les formes d’accompagnement des artistes qu’ils déploient et qui vont bien au-delà d’un travail de programmation, la possibilité de créer sans pression du marché mais également le goût du risque et de l’expérimentation y compris dans la relation aux publics. On sait que les centres d’art ont été moteurs et innovants ces dernières années sur la médiation et la transmission artistique et culturelle par exemple. Je crois aussi que les centres d’art, en tout cas, les membres du réseau dca, cultivent une conscience aigüe de leur rôle auprès des artistes, des publics, des élus, mais aussi de leur responsabilité pour faire vivre la démocratie, la liberté de création et de pensée.

La multiplication des fondations d’entreprise ne menace-t elle pas l’existence des centres d’art (ou du moins de les reléguer en « deuxième division »), bénéficiant de plus de moyens, de plus de réactivité et de curateurs recrutés parmi les meilleurs profils du milieu de l’art ?

C’est bien parce que le secteur privé connaît un essor sans précédent en France (et c’est tant mieux !) qu’il faut que les politiques publiques en faveur de l’art contemporain, et notamment celle de l’État, soit précisées, clarifiées et consolidées par des textes de lois, des moyens nouveaux. Sans opposer bêtement privé et public, les politiques publiques pour la culture, cela veut encore dire quelque chose, ne serait-ce que par l’exceptionnel maillage du territoire national qu’elles permettent. Soutenir l’existence des centres d’art, c’est défendre des esthétiques et des pratiques novatrices ou qui échappent au marché, contribuer au renouvellement et à la diffusion des idées, porter l’idée de l’art comme d’un espace de réflexion et de connaissance sensible. C’est aussi permettre aux commissaires d’exposition de faire un travail de recherche et d’auteur, là où en effet de très bons curateurs ayant rejoints le privé, certes bien payés, sont parfois réduits à faire des commissariats de commande. Le contraste entre privé et public est plus important que ce qu’il en paraît, même s’il est vrai que les développements de carrière pour les directions de centre d’art et leurs équipes doivent être davantage soutenus, pour réduire cet écart avec le privé, très concurrentiel.

Pourquoi avoir décidé d’organiser les manifestations en lien avec la célébration des 25 ans de d.c.a. au Palais de Tokyo, au risque d’en rajouter à ce centralisme absolument non démocratique de l’art contemporain? On le comprend pour des raisons pratiques mais beaucoup moins sur le plan symbolique : c’était une belle occasion de donner un coup de projecteur sur la dynamique régionale, ne pensez-vous pas ?

La question s’est en effet posée pour nous et nous sommes conscients de cet éventuel écueil. Mais à tout bien regarder, qui sait que le Palais de Tokyo est un centre d’art contemporain, membre actif de d.c.a. ? Même si le Palais est atypique dans le réseau en raison de son caractère hors norme, il est un bel ambassadeur pour nous. Par ailleurs, d.c.a. organise régulièrement des événements en région, comme le Forum professionnel des centres d’art contemporain à Vassivière (Région Nouvelle Aquitaine) en 2016 et, prochainement, le 1er juin 2018, aura lieu le lancement à Saint-Nazaire de l’opération PLEIN SOLEIL, l’été des centres d’art.

Antony Ward, Work, Work, my fingers to the Bone, 2011. Vue de la verrière et de l’entrée de l’Institut d’art contemporain / View of the glass façade and of the entrance to the Contemporary Art Institute,Villeurbanne-Rhône-Alpes. Photo : Blaise Adilon.

Le centre d’art Passerelle de Brest est le premier à être officiellement labellisé « Centre d’art contemporain d’intérêt national », annonce faite lors du discours de célébration des 25 ans de d.c.a. : d’autres labellisations sont-elles en cours ? Ce label ne risque-t-il pas de créer un dispositif à double vitesse, potentiellement marginalisant pour ceux qui n’en bénéficieraient pas : on aboutirait alors à un état de fait contre-productif par rapport à la transformation souhaitée. L’objectif est-il de labelliser tous les centres d’art de d.c.a., y a-t-il un horizon envisagé ?

Pour rappel, d.c.a. n’orchestre pas ce processus, ce sont les Dracs en lien avec l’administration centrale. L’objectif souhaité par d.c.a. est celui d’une large labellisation, respectueuse de l’ambition fixée par le texte qui vise à constituer un réseau national de référence, mais c’est le ministère qui en décidera. Et, à ce jour, il n’y a pas de recoupement à 100 % entre les membres du réseau et les lieux éligibles au label CACIN qui soit garanti. C’est pourquoi il faudra trouver d’autres solidarités entre structures labellisées et non labellisées.

Qu’en est-il de la volonté de rapprochement avec les centres d’art étrangers ?

Initiée par d.c.a., la structuration d’un réseau européen est actuellement en cours, comme nous l’avons annoncé lors des 25 ans au Palais de Tokyo. Nous avons déjà réussi à fédérer des homologues norvégiens, italiens, allemands, anglais, portugais, espagnols, belges, suédois, tchèques. C’est une nouvelle étape très enthousiasmante qui ne peut que stimuler les chantiers à venir et renforcer les valeurs portées par les centres d’art français.

1 : Tokyobook 1, Qu’attendez-vous d’une institution artistique du 21e siècle ?, dirigé par Jérôme Sans, Marc Sanchez, édité par le Palais de Tokyo, 2001.

(Image en une : Julian Opie, Calendrier de l’Avent, 2009. Abbaye Saint-André, centre d’art contemporain de Meymac. Photo : DR.)