Natalie Häusler
Honey, Kunst im Tunnel, Düsseldorf, 23.06.2018 – 23.09.2018
L’épaisse goutte visqueuse de miel coulant d’une cuillère est non seulement promesse de sucré mais aussi de cette extrême adhésivité qui capture au passage les miettes, la poussière ou les cheveux lorsque ses éclaboussures s’accumulent sur le plan de travail ou le long du bocal. Dans ses écrits sur le nid d’abeille, dont il voit la construction comme une métaphore de l’incompréhension et des difficultés de communication, Jacques Lacan note que le miel est soit très dur, soit liquide. Quand il est dur, il est très difficile à couper parce qu’il n’a pas de points de rupture naturels. S’il est très liquide, alors il se répand partout — je suppose que vous avez tous fait l’expérience d’un petit-déjeuner au lit avec du miel. En d’autres termes, le miel est un plaisir sensuel et un chaos.
La forme hexagonale prismatique du nid d’abeille est un motif formel et métaphorique récurrent dans « Honey », l’exposition de l’artiste et poète allemande Natalie Häusler. Häusler, qui imagine des espaces et des environnements dans lesquels le langage et les objets se rencontrent de manière organique, a transformé les espaces souterrains du Kunst im Tunnel de Düsseldorf en une sorte de jardin d’agrément qui rassemble une multitude de références dont Le Roman de la Rose, la sexualité féminine, le mouvement allemand de retour à la nature Lebensreform et l’ésotérisme californien.
L’un des gestes les plus silencieux de l’exposition, The Bird, donne l’heure par le mouvement balayé des plumes de paon. Siebdrucke, une série d’estampes qui encerclent l’espace d’exposition principal, présente des appariements aléatoires de mots tirés du Dictionary of Ecology and Environmental Sciences avec des expressions comme « espèces indifférentes », « argile sensible », « auto-pollinisation » et « mélanisme industriel ». Ces mêmes termes réapparaissent dans les enregistrements d’une source chaude californienne dans l’installation sonore Ecology: Sunrise of the Heart qui s’écoute juché sur une plateforme en forme de nid d’abeille couverte de saillies que l’artiste a moulées à partir de pierres, de branches, d’algues, de plantes sous-marines et de fragments de rayons de miel.
La pièce maîtresse de l’exposition est un bassin intitulé Bethsabée Reste Au Bain. Cette réinterprétation du bain Kneipp du XIXe siècle, une forme populaire d’hydrothérapie inventée par le prêtre catholique Sebastian Kneipp et toujours en usage aujourd’hui, devient le cadre d’un poème inspiré de la légende biblique de Bethsabée et du roi David. Un carrelage brunâtre couvre l’étroite pateaugeoire entourée de rochers. Un extrait du poème de Häusler, également présenté comme pièce sonore sur des écouteurs sans fil à chaque extrémité du bassin, encercle la structure, une lettre par dalle. L’introduction du texte dans l’installation est loin d’être ornementale ou décorative, l’écriture noire à main levée donnant plutôt l’impression d’un graffiti désespéré, d’un message laissé par ceux qui auraient abandonné l’endroit.
Dans la version de l’artiste, plutôt que de succomber aux avances de David au bord d’un bassin, Bethsabée y plonge pour mieux émerger dans l’espace de l’Orangerie de Paris. Ce geste sensuel de refus par immersion est à la fois un acte d’émancipation et de présence radicale, une forme de connaissance et de savoir qui ne peut se faire qu’à travers et avec le corps, que Häusler capture dans un des passages les plus évocateurs du poème : « L’eau était/ comme une peau autour de sa peau, / pendant qu’elle était / comme un vide dans ce liquide, / son corps une interruption du tout. / Elle savait alors bien / comment utiliser son état solide, / et finalement ressentit / qu’elle comprenait / les avantages d’être / un morceau de chair, / éprouvant le contact / avec chaque chose de manière différente, / et se sentant elle-même différente / en fonction de ce qui la touchait. » L’immersion peut être décrite comme le sentiment d’être si intensément présent que l’on se sent transporté dans un ailleurs : une sorte de carrefour perceptif dans lequel les phénomènes quotidiens nous enveloppent et nous ancrent dans le présent. Comme le fait remarquer le philosophe Daniel Heller-Roazen dans son exploration de ce qu’il appelle « le toucher intérieur », notre sensation d’être sensible, « ce “maintenant” est le seul élément dans lequel différentes qualités sensibles perçues par l’âme peuvent se rencontrer. Un présent coextensif à la perception en tant que telle, c’est le temps décrit dans sa forme la plus simple, dans le “et” du “blanc et du sucré” ou du “noir et de l’aigre”. » Et en effet, le « miel » de Häusler est à la fois aigre et doux, rappelant les plaisirs de la nature et de la chair ainsi que leur fugacité fragile.
(traduit de l’anglais par Aude Launay)
(Image en une : Natalie Häusler, Bethsabée reste au bain, 2018. Performance, 22.06.2018. Courtesy Natalie Häusler. Photo : Katja Illner.)
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