Nora Turato
par Raphaël Brunel
Une silhouette élancée fend soudain la foule et s’immobilise. Cheveux décolorés, elle porte une tenue chic et excentrique : une veste à motif léopard et des cuissardes vert fluo – de chez Balenciaga, me glisse-t-on à l’oreille. Les personnes présentes se sont regroupées autour d’elle, délimitant un périmètre qu’elle commence à arpenter. La situation pourrait s’apparenter une battle de rap, mais elle reste seule à l’intérieur du cercle. On comprend que c’est en réalité l’auditoire qu’elle s’apprête à défier et provoquer. Débute alors un monologue à la cadence folle, d’où jaillit un flow de mots tour à tour parlés et chantés, qui nous embarque dans une expérience sonore d’une grande intensité.
La scène se passe dans un appartement parisien pendant la Fiac, à l’occasion de la reprise de I’m happy to own my implicit biases, une performance que Nora Turato, artiste croate née en 1991 et vivant à Amsterdam, a récemment présenté, lors de Manifesta 12, dans l’Oratorio di San Lorenzo à Palerme. Quel que soit le contexte où elle intervient, Turato endosse les vêtements (haute couture) d’une persona au bord de la crise de nerf, un costume qui semble lui permettre de se mettre à distance ou, à l’inverse peut-être, de s’amuser avec un soi poussé à son paroxysme.
Si le personnage retient évidemment l’attention et inscrit une partie du travail du côté du théâtre, la performance réside d’autre part dans la conception de scripts qu’elle interprète comme des chansons. Une composition donc, qui ne dissocie pas la parole de l’écrit, le textuel du musical, et qui prolifère à partir d’un (copié-)collage de bribes issues de publicités, de discussions quotidiennes, de tweets, de commentaires de forum en ligne, de memes, de discours politiques ou d’œuvres littéraires. Dans un geste compulsif de consommation, elle pioche dans le flux continu de données et d’informations un matériau épars qu’elle décontextualise et réagence à l’envi, ce qui donne à ses textes un air de déjà-vu sans que l’on soit réellement en mesure d’identifier l’origine de cette impression.
On fraye ici clairement avec l’appropriation et le readymade littéraire, s’interrogeant au passage sur l’efficience et la portée de ces termes à l’ère digitale – ont-ils encore un sens ou au contraire, n’en ont-ils jamais eu autant ? La technique n’est pas nouvelle. Pensons au cut-up inventé par Brion Gysin et William Burroughs à la fin des années 1950 en découpant par accidents des fragments de journaux et en les réassemblant. Mais, finalement, ce procédé de (re/dé)composition chaotique fut davantage expérimenté à partir d’une matière littéraire originale, produite par les auteurs eux-mêmes. L’écriture « infosphérique[1] » de Nora Turato se rapprocherait plutôt de celle des poètes américains Tan Lin et Kenneth Goldsmith, ce dernier défendant une forme d’uncreative writing, une « écriture sans écriture[2] ». Prenant acte des mutations que le numérique impose au texte, ils envisagent la culture populaire et le web comme un « océan de langage[3] » dont les ressources sont mises en partage et qu’il suffit de prélever et d’échantillonner à la manière d’un DJ, écornant ainsi au passage les très sérieuses notions d’auteur, de propriété intellectuelle et de plagiat. Mais à une littérature ambient, comme la qualifie Tan Lin en écho à son antécédent musical, Nora Turato oppose une version résolument personnifiée et située, une posture subjective générant une narration sinueuse et agressive dans laquelle se fondent, comme sur Internet, le privé et le public, les déclarations intimes et les sujets de société les plus divers, narcissisme et dévaluation de soi, convoquant les clichés sexistes et culturels pour mieux les désamorcer. En accueillant une multitude de voix qu’elle remet en circulation par le biais de la sienne, son corps endosse à la fois le rôle de récepteur et d’émetteur, comme si elle construisait une personnalité à partir du langage de l’autre tout en affectant et restituant celui-ci à travers ses propres filtres. Comment le langage, en tant que donnée commune, agit-elle sur l’identité et l’intime, et inversement ? Que produit notre immersion continue dans le grand bain médiatique ? Son personnage de diva pourrait être décrit comme une interface, comme une sorte de palimpseste hypertextuel hyperincarné.
Dans le flot de mots toujours en expansion qui alimente les
textes de ses performances, Turato puise également le matériau d’un travail
imprimé et édité. Diplômée de la Gerrit Rietveld Academie à Amsterdam, elle a
travaillé plusieurs années comme designer graphique et dote ses interprétations
éphémères d’un pendant visuel accrocheur, prolongeant le principe de
dissémination par le biais de supports de diffusion tels que l’affiche, le
livre, le texte mural ou la vidéo. Ainsi, les feuilles du script de Where what happened to people
happened in the head (2018), annotées par
l’artiste puis scannées, sont reproduites sur dix posters pour constituer la
série « Scribbles & Gloss ». Elle reprend également le style
graphique des avertissements sanitaires des paquets de cigarettes. Leur
encadrement caractéristique censé dissuader l’usager, qu’elle détourne avec des
formules catchy, structure la
composition d’un ensemble d’affiches et des deux livres réalisés en
collaboration avec le designer Sabo Day, Pool
#1 et Pool #2, qui recensent et
agencent la masse textuelle collectée. Cette seconde parution était au cœur de
son exposition au UKS à Oslo : encore sous blister, des centaines
d’exemplaires du livre étaient empilés au sol de sorte à constituer une estrade
ou une scène sur et autour de laquelle Nora Turato délivrait ses prestations,
dont la durée déterminait les heures d’ouverture du lieu. L’édition fonctionne
à la fois comme archive, œuvre autonome, scénographie et exposition. Récemment,
elle a investi la vitrine du run space parisien la Plage avec une typographie
qui se superpose, par effet de plans, à un encadré-cigarette dans lequel est
inscrit Not available in your country.
Cette spatialisation des énoncés n’est pas sans évoquer certaines installations
de Jenny Holzer et Barbara Kruger. Cette dernière, qui débuta elle aussi en
tant que graphiste dans la publicité, déclarait : « Je
ne dis pas que mon art a de l’effet sur autrui, mais simplement tous les jours,
à Los Angeles où je vis, mais aussi à Paris ou à Londres, à la télévision et
dans la rue, je vois des images et des mots qui heurtent les gens, qui les
influencent. Des expressions et des opinions toutes faites, des lieux communs,
des modes. Il faut être fou pour ne pas croire au pouvoir du langage. Nous en
faisons tous l’expérience quotidienne.[4] »
Moins ouvertement politique que Barbara Kruger, Nora Turato, par l’urgence de
son discours et l’exploration de multiples voies de communication, n’en traduit
pas moins les symptômes d’une époque ambivalente où le langage transpire par
tous les ports.
[1] L’infosphère désigne un environnement global constitué d’informations, ainsi que tous les types de données qui y transitent ou y sont stockées. Pour le philosophe de l’information Luciano Floridi, le numérique bouscule le concept d’humanité au même titre que les révolutions copernicienne, darwinienne et freudienne. Selon lui, l’être humain serait désormais avant tout défini par sa capacité à générer et à diffuser des informations.
Voir Luciano Floridi, The 4th Revolution: How the Infosphere is Reshaping Human Reality, Oxford University Press, 2014.
[2] Kenneth Goldsmith, L’Écriture sans écriture, du langage à l’âge numérique, Paris, Jean Boîte Editons, 2018.
[3] www.youtube.com/watch?v=mvFifo4SQH4
[4] Jean-Max Colard, « Barbara Kruger, Amour, dégoût et débats d’idées, Les Inrockuptibles, janvier 1999.
Image en une : Vue de l’exposition Nora Turato, « new bulbs, new owner », 2018, La Plage, Paris. Courtesy Nora Turato ; La Plage, Paris ; LambdaLambdaLambda, Prishtina. Photo : Aurélien Mole.
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- Du même auteur : Julien Creuzet, Ismaïl Bahri, Flora Moscovici, Eva Barto, Wilfrid Almendra, Pavillon Sauvage,
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