Agnès Varda
par Eliza Levinson
À la fin des Plages d’Agnès (2008), l’iconique cinéaste de la Nouvelle Vague, Agnès Varda, se dresse dans le squelette d’une maison, silhouette de quatre murs et d’un toit recouverts de bandes de pellicule tendues sur ce châssis duquel elles se laissent pendre. Sous le soleil qui s’écoule au travers des bandelettes brillantes de celluloïd, la cinéaste médite : « Qu’est-ce que le cinéma ? De la lumière qui arrive quelque part et qui est retenue par des images plus ou moins sombres ou colorées. Le cinéma est ma maison. Je crois que j’y ai toujours vécu. »
Les mots de Varda, tout comme l’installation de la maison et le film dans lequel se déroule cette scène, sont emprunts d’une simplicité qui dissimule la poésie qui tisse ce punctum. Les Plages d’Agnès se déroule assez semblablement aux autres escapades de Varda hors de la fiction (car c’est ce à quoi ressemblent ses projets dans cette veine, à de joyeuses escapades de philosophe rêveuse) – Les Glaneurs et la Glaneuse, Jane B. par Agnès V., Visages Villages, Mur murs, entre autres. Tout comme dans ce moment à la fois décevant et paroxystique, la scène finale des Plages met en scène la réalisatrice contemplant sa propre relation au cinéma, à la caméra, aux sujets cinématographiques, aux technologies changeantes du cinéma et au film qu’elle est en train de réaliser, le tout en quelques phrases prononcées dans un lieu soigneusement sélectionné et placées à la fin de son projet autobiographique comme une ponctuation.
Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez regardé un film de Varda et de ce que cela vous a fait ? Il semble tout à fait approprié d’inclure une anecdote personnelle dans un hommage à Varda, auteure d’auto-cinéma : lorsque, jeune cinéphile en formation, j’ai vu Les Glaneurs et la Glaneuse pour la première fois, j’ai ressenti une profonde stupéfaction : il était possible de faire ça ! Au cinéma, et de la part d’une femme ! Des séquences de salle de montage de Dziga Vertov dans L’Homme à la caméra (1929) aux focus groups et aux sessions de rédaction de Jean Rouch et Edgar Morin dans Chronique d’un été (1961), en passant par le poing brisé de Ross McElwee dans Sherman’s March (1985), j’avais déduit que le cinéaste expérimental considérant les abîmes et les promesses de son propre projet face caméra était un territoire largement balisé. Cependant, ce genre était historiquement concentré sur les névroses et le narcissisme des cinéastes masculins, dont les projets nombrilistes transforment implicitement un narrateur ouvertement imparfait , intentionnellement, en un antihéros tout aussi irritant.
De ce point de vue, Agnès Varda a été et reste sans égal, avec sa fantaisie caractéristique, utilisant des reconstitutions élaborées et des références à l’histoire de l’art classique pour donner vie à ses thèses existentielles sur l’expérience, la mémoire et le temps. Aucune image n’en est sans doute aussi révélatrice que celle qu’elle a utilisée pour annoncer Patatutopia (2003), sa première exposition en tant qu’artiste — à la Biennale de Venise cette année-là, rien que ça ! — pour laquelle, prenant acte de l’importance de l’occasion, elle apparut déguisée en pomme de terre. Ces images de Varda, alors âgée de plus de 70 ans, arborant un large sourire sous son iconique coupe au bol et parée d’un costume de tubercule brun terreux, montrent bien son approche impertinente face au chiqué du monde de l’art. Des années plus tard, elle évoquera ce projet à l’Institut français de New York, en disant : « J’aime imaginer que je suis une pomme de terre en forme de cœur, que je pousse encore. »
Ainsi, dans son œuvre, et en particulier dans ses productions qui ne relèvent pas de la fiction, Varda utilise d’espiègles gestes autoréflexifs pour poser les questions philosophiques plus vastes de la représentation et du Soi, de l’âge, de la croissance et du déclin. Une séquence des Glaneurs et la Glaneuse (2000) la montre célébrant le progrès des caméras numériques si légères : « Ces nouvelles petites caméras sont numériques, fantastiques. » Elle passe alors à un gros plan de son visage de profil : ses yeux, son nez, les lignes de son visage striées de pixels grésillant comme les rides de leur propre époque filmique. Tout au long du film, Varda utilisera sa nouvelle capacité à tenir sa caméra numérique d’une seule main pour documenter son propre processus de vieillissement qui sera magnifiquement illustré par la pixellisation vacillante de son autoportrait. Dans tous les documentaires expérimentaux de Varda, le cinéma et le processus de réalisation représentent le fait paradoxal de parler consciemment de et à un moment précis. La création de l’œuvre d’art figera cet éphémère, si délicatement glané, capturant la fragilité du quotidien comme un insecte que l’ambre conserve.
À travers ses œuvres, tant scénarisées que de cinéma-vérité, Varda enjambe les pistes parallèles du quotidien, la simple absurdité de l’individu, avec la profondeur intemporelle de l’universel. Les histoires des autres, en particulier des femmes, l’ont fascinée, et, par extension, nous aussi, ses lointaines compagnes, des « glaneuses » des champs et des rues aux paysannes solitaires de Visages Villages, en passant par ses plans rapprochés de femmes indépendantes et tourmentées qui parcourent le monde dans Cléo de 5 à 7 et Vagabond. Toujours soucieux de préserver la spécificité d’un moment donné, Varda et JR utilisent dans Visages Villages les plus récentes technologies qu’offre le cinéma, alors que JR pose pour des selfies avec ses sujets devant leurs portraits muraux instantanés. Ce qui est nouveau ici, c’est que les technologies contemporaines de photo et de téléphonie mobile, sans parler des réseaux sociaux, ont permis à de nombreuses personnes de s’engager dans leur propre processus d’autoportrait. Ce qui était auparavant hyper spécifique, et formait même une niche, dans les méditations de Varda sur le cinéma, l’individu, la mémoire et le temps, sert maintenant de critique sociale et visuelle fondamentale de l’ère du smartphone.
Au cours de ses décennies de contribution au cinéma, à l’art et à la théorie, Varda a apporté à la création artistique une véritable joie de vivre absente de l’apparat de la black box comme du white cube. Regarder les films de Varda, c’est plonger joyeusement dans les eaux troubles de l’incertitude et de la nuance : comme elle le dit de sa manière de procéder dans Jane B. par Agnès V. : « Nous avions convenu que le film errerait, qu’on irait quelque part et qu’on s’arrêterait en cours de route. J’aime les labyrinthes. J’aime découvrir où je suis allée une fois à la sortie. »
À la mort de Varda, beaucoup de ses fans sont venus déposer des pommes de terre en forme de cœur devant le domicile parisien de la cinéaste. N’ayant pu faire de même, j’aimerais considérer cet hommage comme ma pomme de terre en forme de cœur pour Agnès, la dame patate. Ce n’est en effet qu’à la sortie que l’on peut découvrir l’étendue de sa contribution au cinéma et le vide qu’elle laisse derrière elle, dans l’exploration, dans l’émerveillement et dans la joie.
Image en une tirée des Plages d’Agnès, 2008.
articles liés
L’Attitude de la Pictures Generation de François Aubart
par Fiona Vilmer
Erwan Mahéo – la Sirène
par Patrice Joly
Helen Mirra
par Guillaume Lasserre