Il est une fois dans l’Ouest
Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, 29.06–9.11.2019
Le bâtiment en impose. Situé le long des berges de Garonne, sur le site des anciens abattoirs en phase de devenir le nouveau quartier d’affaires de Bordeaux, la MECA ouvre ses portes fin juin. La Maison de l’Economie Créative et de la Culture, portée par la Région Nouvelle-Aquitaine, est un symbole : haute de 37 mètres, faisant cohabiter le Frac et deux agences culturelles régionales consacrées au cinéma, au livre, à l’audiovisuel et au spectacle vivant (ALCA et OARA), elle domine le centre historique de Bordeaux et sa banlieue industrielle en pleine mutation. Positionnée dans le nouveau quartier Euratlantique, derrière la gare, cette porte urbaine rétro-futuriste rappelle la Défense. C’est un vieux projet qui voit ici le jour, initié en 2006 par la Région et dont la maîtrise d’œuvre a été confiée en 2012 à l’agence danoise Bjarke Ingels Group, associée aux français de FREAKS. L’architecture se démarque par ses volumes anguleux, son parement de béton très blanc, sa maille d’ouvertures régulière qui ne laisse pas deviner les planchers et surtout son toit incliné dont le sommet pointe vers les faubourgs en cours de gentrification.
Sous l’arche, dans « la chambre urbaine », se trouve le 1% artistique, signé Benoît Maire, Un détail. Cet Hermès en bronze poli de 3 mètres de haut regardant vers le fleuve convoque l’imaginaire du temple grec. Le dieu messager – et du commerce – semble avoir été coupé par l’architecture elle-même : à nous de reconstituer la part manquante. Dans ce prisme labyrinthique de 13 000 m2, le Frac détient les plus vastes espaces. Au 5e étage, la salle d’exposition (1200 m2) est structurée par une cimaise centrale inclinée, suivant la poutre faîtière, qui guide nos pas jusqu’au toit-terrasse de 800 m2 ouvert sur la ville XVIIIe. « Il est une fois dans l’Ouest » (titre à la fois historique et prospectif, guidé par l’idée de conquête du territoire !) est l’invitation de Claire Jacquet, la directrice, à des partenaires extérieurs en lien avec l’histoire de l’institution. Cette exposition inaugurale réunit 15 projets et cherche à traduire l’activité de la structure et sa dynamique régionale – les dispositifs hors-les-murs en font partie intégrante. La contrepartie est un accrochage dense de 200 œuvres dans une scénographie cloisonnée par des cimaises fixes où chaque projet fonctionne en autonomie.
Celui d’Aurélien Mole est un des plus intéressants. Artiste et commissaire, le spécialiste des vues d’exposition puise dans le fonds photographique des trois Fracs de la nouvelle région pour concevoir un projet en plusieurs volets. Pour ce second opus, associé à Eric Tabuchi, il dispose les tirages en croix sur chaque cimaise selon 4 catégories : un lieu, un être, un objet, un acte (clin d’œil à l’histoire du médium). La règle du jeu rebat les cartes des genres établis, mêle les époques, recrée des correspondances, et fait littéralement sortir les œuvres du cadre. La photographie d’une femme (sur)prise, comme surexposée, dans un halo en pleine nuit qui révèle une toile de fond projetée (Cindy Sherman, Untitled #67, 1980) surmonte la mise en scène d’un homme qui s’apprête à mordre l’oreille de son chien (!) sur un plateau éclairé par des halogènes en pleine nuit (Laurent Montaron, La voix de son maître, 1999) – l’artifice du procédé rejoignant le burlesque des postures. Non loin, le foisonnant projet d’Anne Dressen est le seul à transgresser les espaces délimités en reliant les œuvres des autres sections au sien. Membre du comité technique d’achat durant 6 ans, elle a été invitée à revenir sur ses acquisitions à travers la notion de « trans ». Le spectre est large, du transgenre (Pierre Molinier, Michel Journiac, Kerstin Brätsch et Debo Eilers…), à la transdisciplinarité entre art et design revivifiée par le « néo-craft » (Leonor Antunes, Laëtitia Badaut Haussmann, Caroline Achaintre…).
Le papier-peint de Philip Wiegard creuse l’ambiguïté entre la transmission d’un imprimé industriel et la marge d’interprétation des exécutants : ici, des enfants rémunérés, travaillant à la chaîne, comme à l’usine. Sur la cimaise centrale, à côté de l’émouvant polyptique de Pascal Convert parcouru d’ombres (Falaise de Bâmiyân, 2017), le CIAP de Vassivière a agencé quelques traces de résidences menées dans cette île artificielle. Œuvres et documents y sont englobés dans une sérigraphie de lichen de Natsuko Uchino et encadrés par des cartographies psycho-géographiques évoquant le caractère initiatique de l’exploration. Dans un coin du plateau, une autre résidence de territoire repense les rituels collectifs : celle de COOP à Bidard, dans le Pays basque. Charles Fréger y réinterprète les figures de Guernica de Picasso en négatifs fantomatiques avec l’aide d’une association qui remet en scène chaque année le bombardement (La suite basque, Gernika, 2015-16). Les Bâtons de Rachel Labastie (2017) y apparaissent d’autant plus précaires : les sculptures d’argile cuite amalgamant des tessons de poterie retrouvés dans un village déserté ont été réalisées dans un four primitif lors d’une veillée avec les descendants du lieu. De l’autre côté de la cloison, des présentoirs démesurés supportent des objets quotidiens sculptés comme des outils préhistoriques dans des morceaux de lune.
Le duo Deborah Bowmann (Gilbert & George bordelais basés à Bruxelles) a été convié avec d’autres jeunes collectifs par Irwin Marchal, artiste fondateur de la galerie Silicone, à témoigner de nouveaux modèles d’imaginaires économiques, pop, magiques. Enfin, il est heureux de découvrir des œuvres d’Afrique australe réunies par Pierre Lombard de l’AFSACSA (Association Française de Soutien à l’Art Contemporain du Sud de l’Afrique), articulées à l’un des axes d’acquisition du Frac, dans une ville marquée par la traite négrière. Les regards de Kendell Geers et Zanele Muholi sont les rares pièces à nous prendre à partie pour nous emmener au-delà des frontières régionales.
Image en une : Photo : Laurian Ghnitoiu
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