r e v i e w s

Gigantisme

par Vanessa Morisset

Art & Industrie, FRAC, HP2, LAAC et divers lieux, Dunkerque, 4.05.2019 – 5.01.2020

Quiconque est intéressé par le rapport entre l’art et l’industrie, en particulier par la manière dont l’art, dès le XIXe siècle, a tenté de résister aux problèmes sociaux, géopolitiques et même écologiques que l’industrialisation allait poser — on peut à cet égard relire les textes des conférences hyper lucides de William Morris [1] — sera un peu désorienté. « Gigantisme », en réalité pas une mais un ensemble d’expositions au FRAC, dans la Halle HP2, au LAAC et hors-les-murs, une triennale même nous dit-on, organisée par quatre commissaires associés (Keren Detton, Sophie Warlop, les deux directrices du FRAC et du LAAC, plus deux invités, Géraldine Gourbe et Grégory Lang), plus que de traiter le thème de l’industrie et de la démesure de ses sites, semble avoir été pensée elle-même comme une manifestation à grande échelle. Ce flou quant au contenu surprend d’autant plus que le FRAC, il y a quelque mois, avait organisé la remarquable exposition « Que fut 1848 ? » qui évoquait l’industrie et ses conséquences — humaines, politiques, en lien avec l’histoire locale et plus largement en France. Elle mettait en regard des œuvres judicieusement choisies, présentées à la fois en elles-mêmes et pour construire une réflexion par leurs interactions, à commencer par 1848!!! de Liam Gillick, une double affiche qui recense les événements de cette année-là et avait servi de point de départ à Arnaud Dejeammes, commissaire invité. Parmi les pièces marquantes, L’Horloge d’une vie de travail de Julien Berthier côtoyait une installation d’Harun Farocki, et les lettres du mot Avenir de Thierry Verkebe étaient posées au sol contre la baie vitrée, dos à la mer. Le souvenir de cette exposition laissait envisager une belle proposition.

Mais, en matière d’art et d’industrie, « Gigantisme »exhibe surtout des exemples de collaboration (notamment la production pour l’exposition par ArcelorMittal — l’un des partenaires principaux — d’une pièce de Bernar Venet) ou un rapport de fascination (on peut voir le très beau film de Peter Stämpfli et Peter van Gunten Firebird de 1969), ne pensant quasiment pas la possibilité d’un antagonisme entre le processus de création, source d’émancipation, et la mécanisation comme aliénation.

Toutefois, l’événement étant présenté comme une triennale, on est amené à être finalement moins exigeant quant au traitement du thème annoncé, tant ce type de manifestation s’y tient généralement peu, et à ne regarder que ça et là les belles pièces présentées. Dans l’espace de la Halle HP2, au chapitre 1 intitulé Paysage mental (assez étrangement d’ailleurs puisque le bâtiment, avec ses grandes ouvertures, donne à voir de toutes parts le paysage extérieur, ce titre faisant du lieu d’exposition un espace coupé du réel alentour), la Cathédrale de l’artiste portugais Carlos Bunga, une construction éphémère in situ en carton et peinture, occupe une partie du bâtiment et s’y adapte dans les détails en intégrant par exemple les extincteurs,  incarnant avec humour la contradiction d’une architecture monumentale avec des matériaux de fortune. Cette œuvre est l’une des rares à exprimer une relation problématique entre art et industrie. Dans le chapitre 3, Space is a House, au FRAC, on renoue avec le design, l’un des points forts de la collection du fonds, où on a grand plaisir à voir un paravent de Carla Accardi, artiste italienne trop peu connue en France, qui a travaillé après-guerre au sein du groupe Forma Uno à une démocratisation de l’abstraction. La pièce présentée ici, un paravent de 1972 orné de motifs all over en forme de virgule, est représentatif de sa démarche visant à déplacer la peinture des cimaises des galeries élitistes vers les intérieurs de tout un chacun. Sa présence dans l’exposition est justifiée dans le document d’aide à la visite par le fait que les motifs sont peints sur un plastique produit par une entreprise (Mazzucchelli, « le leader de l’acétate de cellulose dans le monde », dit le premier site internet venu). Ailleurs, dans le chapitre 2 au LAAC, au titre révélateur du parti pris général de « Gigantisme » : À l’Américaine !, ce sont des œuvres de Jean Dewasne qu’on est heureux de découvrir, tant l’artiste, lui non plus, n’est pas habituellement mis en avant. Sa Voix lactée, pièce de 1966 qui est à la fois sculpture et peinture, un carénage de moto peint de couleurs vives en des motifs géométriques, remet en cause les idées reçues sur le caractère obligatoirement spirituel et éthéré de l’abstraction.

À l’extérieur, entre le FRAC et le LAAC, les énormes bouées balises transformées en sculptures par l’artiste turque Hera Büyüktasciyan apportent un peu de poésie mélancolique, comme si la mer avait pu un jour monter à ce niveau et recouvrir le paysage.

Mais, non loin de là, en repartant de ce « pôle art contemporain » vers la ville, on passe devant la stèle installée récemment par les veuves d’ouvriers victimes de l’amiante qui rappelle tristement un tout autre aspect du gigantisme de l’industrie.


[1]   Par exemple « Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre », texte d’une conférence donnée dans plusieurs lieux en Angleterre autour de 1880, traduit en français et publié dans le recueil du même titre, éditions Payot & Rivages, 2013, p. 19-59.

Image en une : CarlosBunga,Cathédrale, 2019. Installation in situ , carton, scotch, colle et peinture latex. Halle AP2, Dunkerque C Production GIGANTISME–art&industrie, © Courtesy de l’artiste. Photo : Aurélien Mole.


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