Marianne Vitale
Amputations / Resurrections (exposition), 8.06 – 28.09.2019
Worthies (Installation pérenne) Mosquito Coast Factory, Savenay
Rentrer dans le travail de Marianne Vitale c’est avant tout se replonger dans une mémoire enfouie, celle d’une architecture monumentale, celle des ponts de chemins de fer, des pontons, des usines, des quais et des structures métalliques qui parsèment le territoire des États-Unis, vestiges d’une Amérique conquérante auxquels le terme d’ouvrages d’art convient tout à fait, qualifiant la volonté d’un peuple de couvrir d’un réseau dense l’immensité de son territoire, pour attirer et drainer au mieux la multitude de migrants de tous pays afin qu’elle le remplisse et le peuple d’est en ouest et du nord au sud. Aujourd’hui, il semble que la priorité en matière de construction d’ouvrages publics aux USA soit plus à la création d’infranchissables obstacles conçus pour stopper le flot de ces mêmes migrants venus tout au long des XIXe et XXe siècles en assurer la prospérité…
Le travail de Marianne Vitale s’est nourri de ce riche vocabulaire de formes architecturales et industrielles que les États-Unis, dans leur extraordinaire inventaire d’édifices, ont offert à l’appétit de cette jeune sculptrice basée à Brooklyn. On l’avait découverte au Confort Moderne en 2013 pour sa première apparition d’envergure : elle avait déployé de monumentales pièces dans la vastitude de l’entrepôt, présentant un travail qui n’hésite pas à se colleter avec le gigantisme mais où se dissimule à peine la nostalgie d’une Amérique disparue à travers la calcification de ces madriers colossaux et autres vestiges d’armatures de pont en acier, de poutrelles brisées, de résidus de voies de chemin de fer.
À Mosquito Coast Factory, l’atelier de l’artiste Benoît-Marie Moriceau qui se transforme régulièrement en centre d’art pour accueillir diverses propositions curatoriales, nous sommes accueillis par une forme familière, celle d’une passerelle en acier suspendue dans les airs ; l’artiste affectionnant particulièrement cette forme si reconnaissable des ponts du continent nord-américain. La pratique de Vitale n’a rien à voir avec une quelconque idée de réimplantation d’une sculpture publique dans un white cube ou un autre espace dédié, ce qui pourrait l’apparenter à un travail de ready made hors-norme, au contraire, elle œuvre à la reconstitution de formes reconnaissables, à partir d’éléments agrégés, importés ; ici, il s’agit de la dépose d’un élément de charpente métallique, mais pas de n’importe quelle charpente : celle de la dernière baraque subsistant sur la commune de Savenay, partie de l’énorme hôpital de campagne de l’armée US construit dans l’urgence de la fin de la première guerre mondiale. De fait, le travail de Vitale se trouve soudainement éclairé et chargé d’une dimension historique qui la relie au séjour de ces troupes américaines qui allait profondément transformer la physionomie de cette petite ville de Loire-Atlantique, puisque ces mêmes troupes, installées en 1917 pour venir soutenir les armées françaises ne firent rien de moins que d’y construire un barrage afin de pourvoir en eau ce contingent de plusieurs milliers de blessés et de soignants. On imagine le bouleversement que fut à l’époque la construction d’un tel ouvrage et l’entrain qu’il suscita.
Si l’intervention de l’artiste a forcément à voir avec une remémoration des événements de l’époque, on ne peut pas vraiment dire qu’elle participe d’une symbolique commémorative classique à la gloire de l’intervention américaine : comme souvent chez elle, il existe dans ces « compositions » une espèce de bancal qui en casse la monumentalité, de même que le semblant de drapeau américain posé sur le plateau de cette fausse passerelle a l’air plus abandonné que fièrement dressé. À l’étage, elle a recréé sommairement l’un des baraquements dans lesquels étaient logés les soldats de l’armée US, récupérant deux fenêtres à guillotine de ces mêmes habitations afin de restaurer l’ambiance de l’époque. Sauf que l’intérieur, inaccessible, de cet habitat reconstitué est peuplé de drôles d’objets anthropomorphes à base de morceaux d’aiguillage ainsi que de traverses de voies ferrées seulement observables à travers les fenêtres qu’un voile opacifie. Le tout dégage une impression plutôt sombre et légèrement décalée du fait du choix des sections d’aiguillages pour signifier le corps abîmé des blessés. On retrouve ces mêmes assemblages anthropomorphes (Worthies) dans ce qui apparaît pour le coup comme un véritable mémorial, commandé à l’artiste par la commune à l’occasion de la célébration du centenaire de la construction de l’hôpital. Ces formes sont disposées comme de véritables stèles dont on comprend qu’elles sont destinées à rappeler que des combats ont eu lieu à proximité et que des hommes et des femmes ont été tué(e)s… Pour autant, Marianne Vitale n’a pas complètement sacrifié au côté solennel qu’une telle inscription ne manque pas d’engendrer : ces stèles possèdent certes une dimension anthropomorphe mais également un aspect animal, d’une sorte d’insectes dont elles possèdent la couleur et les « antennes » et qui les fait échapper en partie à une catégorisation par trop évidente pour participer du vocabulaire légèrement décalé et totalement singulier de l’artiste.
Image en une : Marianne Vitale, Bridge (Savenay), 2019. © Marianne Vitale, photo André Morin / production Mosquito Coast Factory.
- Publié dans le numéro : 91
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- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
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