Laëtitia Badaut Haussmann
Le sentiment, la pensée, l’intuition, Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, château de Rochechouart, 25.07 – 30.09.2019,
par Anne-Lou Vicente
« Le sentiment, la pensée, l’intuition » : les trois termes apparaissent comme des nuances de mécanismes intérieurs combinant intelligence et sensibilité, cœur et raison, passé, présent et futur, tels des reflets de ce qui nous habite et nous entoure, de ce que l’on peut (sa)voir et projeter. Les mots, les choses, les êtres, les lieux — et leur(s) histoire(s).
Le titre de l’exposition de Laëtitia Badaut Haussmann au château de Rochechouart, qui réunit à cette occasion autour des siennes une sélection d’œuvres issue de la collection du Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne1, semble opérer à un double niveau, aussi bien chez l’artiste elle-même que chez celles et ceux à qui elle s’adresse : processuel d’une part — dans l’élaboration sur deux ans de l’exposition comme dans sa traversée et sa réception —, programmatique d’autre part, voire prémonitoire — quant à sa lecture a posteriori.
L’architecture du château a informé la construction de l’exposition, autant par son incontournable charge historique — y compris dans les rapports de domination qu’il représente — que par sa structure même. Celle en particulier du second étage, tout entier investi par l’artiste, constitué d’une première salle « d’accueil » puis d’un long couloir de cinquante-deux mètres distribuant sur son flanc gauche un ensemble de sept « chambres ». À cette configuration spatiale relativement monacale et autoritaire, Laëtitia Badaut Haussmann a conféré une dimension temporelle, cinématographique et, partant, narrative. Laissant deviner une série de photogravures de Danh Vo (Photographs of Dr. Joseph M. Carrier 1962-1973, 2010) ainsi que plusieurs feutres de Raoul Hausmann (Sans titre, 1968-1969) et reflétant la lumière en provenance des fenêtres situées de part et d’autre et dans chaque salle, un rideau argenté aux accents aquatiques et ondulatoires longe l’imposant couloir. Il fait office de liant dans cette navigation disruptive qui nous fait aller d’une salle à l’autre, chacune étant conçue à la fois comme une séquence et une saison — donc une ambiance, une humeur. Au gré de notre déplacement de bout en bout se déroule ainsi une année fictive, de l’automne à l’automne, donnant à l’exposition la forme d’une boucle que vient notamment incarner, en point d’orgue final, la pièce de Bruce Nauman, Love Seat (1988) — soit deux chaises, l’une à l’endroit, l’autre renversée, disposées aux extrémités d’un axe qui tourne à 360 degrés —, que l’on pourra lire ici comme une métaphore de l’inégalité (quant à la classe, au genre, etc.) comme de la potentialité d’un renversement ou d’une chute du pouvoir, ce que vient accentuer le fond musical ajouté pour l’occasion qui n’est autre qu’un extrait de Sarabande d’Haendel, rendue célèbre par le film de Stanley Kubrick, Barry Lyndon (1975).
Introduit par un triptyque vidéo où défilent en différé des extraits d’un texte intitulé « Political Food, 1982 » paru dans la revue Domus et flottent des images de cuisines équipées, le récit fragmentaire ici mis en place se révèle stratifié et polyphonique, jalonné de plusieurs éléments fonctionnant comme autant de signes — parfois annonciateurs —, et pour certains comme des leitmotiv. Si l’on retrouve des séries qui nous sont désormais familières (les Modules, structures en bois carrelé à géométrie variable et aux usages multiples, ou les reproductions en noir et blanc d’images tirées de la revue Maisons françaises), on découvre la série d’impressions sur soie de photographies réalisées au téléphone portable de bouquets de fleurs dont l’artiste se plaît à s’entourer au quotidien, sur lesquelles est inscrite la date de naissance et de mort de proches, indices parmi d’autres distillant, sur un mode subliminal, une part d’elle-même au sein de cette fiction chorale aux personnages fantômes, qu’ils soient réels ou fictifs.
Dans la lignée de ses recherches autour des notions de savoir-faire, de décoratif et de design, Laëtitia Badaut Haussmann a aussi fait produire une série d’objets en bois de châtaignier par les derniers vanniers de la région, aux gestes en voie d’extinction : en hiver, face à l’une des fenêtres donnant sur le paysage de la vallée, un fauteuil-libellule invite à la contemplation ; au cœur de l’été (la saison du moment), des banquettes appellent au repos et au plaisir, sous le regard de Pan et son élève, croqués au début des années 1980 par le sulfureux Pierre Klossowski.
Les corps (nus) visibles et imaginaires laissent place, dans une salle suivante où se couche l’été, au corps-paysage : aux côtés de la somptueuse série de photographies de grottes réalisée entre 1985 et 1996 par Mike Kelley, The Poetry of Form: Part of an Ongoing Attempt to Developp an Auteur Theory of Naming, la vidéo Le Silence, présentée sur un écran échoué sur un coussin en velours à même le sol, en dit long. On y voit, en plan fixe, le va-et-vient hypnotique de l’océan Atlantique sur une bande de terre rocheuse, tel un territoire préservé de la main destructrice de l’homme « tout puissant ». Le texte accompagnant ces images, égrené en lettres rouges comme les sous-titres d’une voix-off inaudible, est extrait du début du recueil de textes de Rebecca Solnit The Mother of All Questions (2017), où l’auteure américaine revient sur l’étendue du silence dans l’histoire des femmes, comparé à une mort symbolique. Dans le livre, elle évoque l’émergence de mouvements et de communautés féministes, la libération de la parole et l’entreprise d’actions symboliques dénonçant les violences faites aux femmes. Elle prend notamment l’exemple de la militante anti-viol Emma Sulkowicz qui matérialise ce fléau (et ce fardeau qui est aussi le sien) en transportant un matelas sur le campus de l’Université de Columbia où elle a subi un viol, objet pris en charge par d’autres jeunes femmes victimes et / ou solidaires2. Ce passage, Laëtitia Badaut Haussmann l’a lu après avoir déjà choisi d’intégrer, en exergue de son exposition à Rochechouart, la pièce de Rachel Whiteread, Untitled (Air Bed), un matelas en caoutchouc où se devine la trace d’un corps présent en creux, apparaissant in fine comme une indispensable clé de (re)lecture. L’intuition, la pensée, le sentiment.
- L’artiste a choisi des objets ayant tous une relation au corps humain et aux actions qui lui sont associées.
- Emma Sulkowicz, Mattress Performance (Carry That Weight), 2014-2015
(Image en une : Laëtitia Badaut Haussmann, « Le sentiment, la pensée, l’intuition », vue d’exposition, 2019, château de Rochechouart © Laëtitia Badaut Haussmann ; galerie Allen. Second plan : Pierre Klossowski, Sieste de Roberte à Vérone, 1983. Dépôt du Centre National des Arts Plastiques © Adagp, Paris, 2019. Photo : Aurélien Mole.)
articles liés
GESTE Paris
par Gabriela Anco
Arte Povera à la Bourse de Commerce
par Léo Guy-Denarcy
10ème Biennale internationale d’art contemporain de Melle
par Guillaume Lasserre