LIAF 2019
Lofoten International Art Festival, Svolvær, Lofoten, 30.08—29.09.2019
Lorsque s’inaugure la biennale des Lofoten, c’est déjà la fin de la haute saison touristique et le calme olympien qui règne dans l’archipel fait ressembler à un fantasme l’idée de hordes de vans le traversant en file indienne chaque été. Pourtant, des résidents à l’année se voient de plus en plus congédiés les mois d’été par des propriétaires désireux de profiter de cette manne humaine1. La discrétion physique du phénomène, tout à l’opposé de la transparence dont se prévaut généralement le pays, n’a d’égale que son emprise économique tentaculaire. Dans un mouvement de perversion de l’infrastructure de soit-disant économie de partage, Kateřina Šedá propose de redonner un sens à ce terme en instituant un échange de bons procédés. Les termes en sont inscrits en toutes lettres sur la caravane de tourisme qu’elle a installée dans le centre de Svolvær, principale base pour les visiteurs saisonniers et centre de la biennale cette année. Something for Something (2019) propose à qui le souhaite d’y résider gratuitement en échange de la réalisation d’une action souhaitée par des habitants de la petite ville. Aider au chargement du camion de déménagement d’une petite famille, faire un grand ménage chez quelqu’un qui ne le peut plus vraiment, ou encore confectionner des gâteaux pour les anciens de la communauté : toutes ces requêtes ont été honorées par des personnes de passage, permettant, par-delà l’échange de services, des rencontres qui n’auraient sans doute jamais eu lieu autrement.
Si l’histoire du peuplement des îles Lofoten est constituée de migrations saisonnières1 à commencer par celle des morues qui viennent y frayer chaque année, João Pedro Vale & Nuno Alexandre Ferreira ont choisi de la remettre en perspective d’une histoire plus globale en ouvrant une cuisine collaborative au sein du principal lieu d’exposition, une cuisine centrée autour de l’un des plats emblématiques du Portugal habituellement réalisé avec de la morue importée de Norvège et, pour l’occasion, ici réimportée sur ses terres d’origine. Semiotica do Bacalhau / Semiotics of the Cod (2019) est l’occasion pour eux de partager avec leurs convives les côtés sombres de ces relations commerciales ancestrales avec force anecdotes, comme le rappel que le mot Bacalhau a aussi désigné le fouet avec lequel étaient maltraités les esclaves brésiliens. Tout près des grandes tables sur lesquelles a été servie la Bacalhau à Braz, des bancs permettent de s’installer pour écouter des conversations de Signe Lidén (The Tidal Sense, 2019) avec Grace Dillon, notamment spécialiste de science-fiction autochtone, mais aussi avec un biologiste théoricien des médias et un neurologue spécialisé dans la musique. L’on y parle vibrations et membranes — « une cellule est formée de membranes, les membranes sont la base de toute chose » —, rythme biologique — « non pas de vingt-quatre heures mais variable, comme la marée » — et mouvements incessants — les Anishinaabes, peuple indigène de la région frontalière États-Unis / Canada dont est originaire Dillon, « ont un langage à quatre-vingt pour cent composé de verbes, ils décrivent les mouvements du monde et nos relations à eux ». Au cœur d’un paysage si prenant, dans un bâtiment aux larges baies vitrées qui attirent constamment l’œil à l’extérieur, difficile pour l’art de tenir la compétition sur un plan purement visuel. Beaucoup d’œuvres sont ainsi des appels à éprouver le moment autant qu’à s’en abstraire en une introspection toute contemplative, et inversement. Complétant sa collection de conversations sur l’état du ciel recueillies sur un navire d’observation scientifique du zooplancton (Small Talk #4, Everything Weather, 2019) d’une chaise haute — comme celle des sauveteurs en mer — placée face à l’une des fenêtres perchées tout près du plafond du bâtiment décati, Michaela Casková offre à chacun un temps d’observation du temps, et de quoi en prendre note. Ces observations précisément annotées (date et heure exacte de début et de fin), pour lesquelles l’on se relaie, forment non seulement une tentative d’épuisement d’un lieu à la Perec mais aussi un roman protéiforme, chacun le complétant de ses talents.
Si le changement climatique forme le fond de certaines œuvres, ce n’est jamais sous un angle catastrophiste mais pluôt mélodramatique et humoristique — comme dans l’excellent moyen métrage de Trygve Luktvasslimo, Shallow Water Blackout (2019), dont les personnages en incarnent les différentes facettes archétypales — ou érotique — comme dans ceux d’Anne Duk Hee Jordan qui choisit de représenter des scènes de reproduction aquatiques colorées et sensuelles mais aussi des entretiens avec des biologistes marins au sujet de la transexualité animale et notamment du devenir femelle de certaines espèces au moment de la fin de vie. Le féminin est assez traditionnellement associé à certaines qualités telles que le mou, le doux, le visqueux, l’humide, le gélatineux, des qualités rarement appréciées et encore moins mises en valeur. Prenant le contre-pied de la tradition du dédain pour ces attributs, Signe Johannessen a choisi de rendre hommage à ce qui a sauvé l’un des membres de sa famille lors des assauts nazis contre les villages de la côte nord de la Norvège, lorsque bâtiments et habitants furent dévastés par le feu. L’un de ses ancêtres se réfugia en effet dans l’eau sous un amas d’algues pendant plusieurs jours, ce qui lui permit de survivre à l’attaque. Moulant en étain diverses algues et coquillages qui y vivent, avec la collaboration des passants de la grand place, elle réalisa donc The Kelp medal of Honour qu’elle remit au maire de Svolvær au cours d’une émouvante cérémonie qui fut précédée d’une traversée de la ville en compagnie de musiciens jouant des morceaux écrits par Signe Johannessen pour l’occasion. Le discours d’acceptation du maire fit rapidement changer la tonalité de la scène, prompt qu’il fut à remercier les algues de toutes les richesses qu’elles allaient procurer à la région grâce à leur exploitation grandissante par les start-ups qui s’y implantent.
1 La gentrification de l’archipel revient évidemment dans les préoccupations des curateurs, notamment ceux de l’édition 2015 dont j’avais rendu compte dans le numéro 76 de 02 à l’hiver 2015-16.
2 J’évoquais l’origine de l’implantation des habitants de l’archipel dans ma review de l’édition précédente parue dans le numéro 83 de 02 à l’automne 2017.
*Curateurs : Hilde Methi, Neal Cahoon, Karolin Tampere et Torill Østby Haaland.
Image en une : Signe Johannessen, The Kelp medal of Honour, 2019. Photo : M.Miller.
- Publié dans le numéro : 92
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- Du même auteur : Andrej Škufca, Automate All The Things!, Cosmos : 2019 , Mon Nord est ton Sud, Transnationalisms,
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