r e v i e w s

Dancing Machines

par Ilan Michel

Frac Franche-Comté, Besançon, 02.02 – 26.04.2020

Il y a foule ce soir à la Cité des Arts. Les performances qui rythment le vernissage du Frac ouvrent une année dédiée à la danse. Conçue par le galeriste Florent Maubert et la directrice des lieux, Sylvie Zavatta, l’exposition Dancing Machines est le premier mouvement qui en appelle un second à l’automne – Danser sur un volcan. Dans le hall, la sculpture motorisée de Robert Breer se déplace en mode mineur comme une rotule fantomatique entre les colonnes en fonte (Float, 1970-2000). Esther Ferrer et un jeune étudiant de Besançon prennent leurs mesures l’un après l’autre, à l’aide d’un mètre ruban, à l’instar de deux modistes (Intime et personnel, depuis 1977). De la taille de l’avant-bras au contour de la chaussure, ils notent le résultat sur leurs silhouettes dessinées au mur. Le mode opératoire carcéral invente une forme de danse à deux. Au fond du vestibule, une salle aux variations lumineuses hypnotiques éclipse l’action de la performeuse espagnole. La pièce abrite une structure cubique tendue de cordes élastiques blanches qui n’est pas sans évoquer les Sixteen Miles of String de Marcel Duchamp à New York en 1942. Avec Cesser d’être un (2020), Laurent Goldring (représenté par la galerie Maubert) tisse une toile d’araignée à partir des mouvements de la danseuse Nina Harper, selon un principe initié en 2014. Entre l’insecte et le fœtus, celle-ci improvise entre ces fils un nouvel enchaînement dans la lenteur et l’inversion de la gravité. Produite par le Frac, l’installation est emblématique du projet d’exposition construit autour des contraintes internes au corps – donnée première pour engager l’expérimentation. Cependant, les propos des commissaires divergent : Florent Maubert, formé à la danse académique, observe cette pratique comme un dessin qui se serait émancipé de la surface pour devenir un œil à 360°.  « Voyant et visible » aurait dit le philosophe Merleau-Ponty, « des yeux champagne et des yeux du dos » aurait recommandé la chorégraphe Régine Chopinot. Cette vision en point-ligne-plan, imprégnée par le chorégraphe américain William Forsythe, emboîte le pas de l’histoire de l’art abstrait géométrique mais traduit assez peu ma sensation. Le texte de Sylvie Zavatta s’en approche davantage : du corps-rotule à l’objet déclencheur de la danse, du corps-objet au corps augmenté.

Au centre du parcours, une salle d’échauffement recouverte de panneaux d’aggloméré permet de déplacer du pied des chaînes d’acier jonchant le sol (Doing and Undergoing, 2016). Sur un petit écran, Forsythe dispense une conférence dansée fondée sur le programme informatique conçu avec le ZKM de Karlsruhe en 1995 (Lectures from Improvisation Technologies, 2011). Dans ce répertoire de gestes à improviser, il passe du point à la ligne, comme un tracé géométrique dans l’espace. Forsythe y repense la Kinesphère théorisée par Rudolph von Laban dans les années 1920 en Allemagne, sphère imaginaire formée par tous les points accessibles au danseur sans transfert de poids. Chez l’Américain, le centre peut naître partout dans le corps et s’y déplacer. Beaucoup d’œuvres de l’exposition peuvent être appréhendées ainsi. C’est le cas du dispositif de Laurent Goldring, des cocons d’argile que Daniel Firman a modelé de l’intérieur à la taille de son corps (Solo (Jambes tendues), Solo (Genoux pliés), 2013) ou encore des configurations de Senga Nengudi contraintes par des paires de collant incarnant l’élasticité du corps, façon bondage (Performance Piece, 1978).

Accroché dans la dernière salle, le Siège bi-place de Christelle Familiari (2000) permet de se suspendre dos-à-dos avec un partenaire familier-inconnu à travers une membrane élastique proche du placenta. Une black-box, accessible par une porte blindée à tirer de toutes ses forces (Forsythe, Aufwand, 2015), présente une chorégraphie virtuelle d’une figure montée sur rondelles. Nicole et Norbert Corsico y exploitent le logiciel d’improvisation Life Forms, développé pour le chorégraphe Merce Cunningham par l’ingénieur Tom Calvert (n + n Corsico, Totempol, 1995). La notation du mouvement fascine dans son ambition à saisir toutes ses possibilités, tenant l’émotion à distance. Ici, le corps s’articule de façon fantasmatique. La danse macabre, burlesque et sautillante, des Frères Lumière (n°831 – Le squelette joyeux, 1897) répond aux postures de soumission et d’hypnose d’un pantin d’atelier (Agnès Geoffray, Sans titre (après Claude Cahun), 2017). Les photographies de La poupée d’Hans Bellmer créent l’utopie d’une anatomie du désir combinable à l’infini (1936, 1938). Cette capacité du corps à se démonter a conduit l’artiste israélien Micha Laury à inventer des prothèses aux gestes obscènes. Dans ses études aquarellées et dans une vitrine où ils pendent comme des pièces de boucher (Window display with insulting hands, 1971,1994,2020), les abattis soulignent la blessure en exprimant le ressentiment des mutilés de guerre. Le brésilien Wagner Schwartz explore lui aussi, avec humour, les modulations de nos squelettes. Après avoir manipulé la réplique d’une sculpture de la série historique des Bichos de Lygia Clark, il propose au public de faire de même… avec son corps nu. Le performeur-automate se plie à toutes les audaces des intervenants, de la douceur à la perversité. Il faut saluer, en ces temps puritains, l’invitation faite à cet artiste censuré dans son pays. La dernière salle explore la capacité des objets domestiques à s’autonomiser. De l’humour d’un gros fauteuil rembourré venu s’asseoir sur une ménagère (How does it feel, 1995), à l’inquiétude suscitée par la greffe du mobilier de Laurent Goldring (Fauteuils, 2019), le visiteur assiste à la prise de pouvoir de ces extensions du corps. Seule la très belle vidéo de Justine Emard ouvre la voie au nouvelles technologies et aux sciences cognitives (Co(Al)xistence, 2017). En résidence au Japon, la jeune artiste a mis en scène, selon un protocole scientifique, un danseur et un robot doté d’intelligence artificielle dont capteurs et neurones suscitent des réactions imprévisibles. Dans une lumière bleutée, par des interactions ténues, verbales et corporelles, cette danse du troisième type invente un nouveau langage chorégraphique où chacun apprend de l’autre. Espérons donc que la densité du propos de cette exposition très resserrée offre dans son second volet des espaces de respiration entre les entrechats de la pensée.

Toutes les images : Vues de l’exposition Dancing Machines, Frac Franche-Comté, 2020, commissariat Florent Maubert & Sylvie Zavatta. Photo : Blaise Adilon.


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