La chronique de Moscou#7

par Nicolas Ceccaldi-Audureau

 

LA CHRONIQUE DE MOSCOU#7

 

Inclusion

Être nazi c’est pas bien. D’ailleurs, en Europe c’est passé de mode. Certes, les néonazis rencontrent bien une certaine sympathie en Allemagne, de la part du NPD notamment. Mais ils sont combien ? 15 000 tout au plus. En Belgique n’en parlons pas, ils sont à bout de souffle depuis l’affaire Bloed-Bodem-Eer en Trouw en 2006. Et en France c’est du folklore. On a bien eu droit à une réunion de famille à Chozeau, en Isère, en octobre 2009. Mais rien de méchant si l’on en croit Wikipédia. La Russie, en revanche, paraît pour ainsi dire bien plus authentique au regard des valeurs nationalistes à tendance fasciste dont une partie de sa jeunesse se réclame. Et on se dit que l’histoire n’est pas finie tant ces valeurs imprègnent la politique, la culture et la société. La constellation de nationalités issues des ex-républiques soviétiques (1), l’immensité du territoire, la xénophobie et la consentante passivité de la population rendent la question de l’altérité d’une grande complexité. En exemples, quelques exercices artistiques de désobéissance préventive (et curative) pour tenter de dénouer la question.

Rossiya 88 (Russie 88) du réalisateur Pavel Bardin

Rossiya 88 (Russie 88) du réalisateur Pavel Bardin

À la fin du mois de janvier 2010, le film Rossiya 88 (Russie 88) du réalisateur Pavel Bardin sort dans quelques salles de Moscou. 88, symbole néonazi évoquant HH pour « Heil Hitler » (H étant la 8ème lettre de l’alphabet) ou SS (S étant la 8ème lettre en partant de la fin de l’alphabet). Au choix. Dans l’esprit de Luna Park de Pavel Lounguine (1992). Il s’agit toutefois ici d’une fiction documentaire réaliste qui retrace les activités d’un jeune skinhead et de sa bande de copains, leurs beuveries et leurs bastons, leurs principes et leur désir de revanche. Le film est en cela remarquable qu’il nous laisse sans certitudes : le personnage principal n’est ni foncièrement sympathique ni mis sur le banc des accusés. Nous sommes face à un constat objectif : les expéditions punitives, les camps d’entraînement paramilitaires, la complicité des services de police… tout cela existe. Le réalisateur va jusqu’à mêler documentaire fiction et vrais micros-trottoirs sur l’identité nationale. Le résultat est sévère mais juste. Le film avait remporté le prix spécial du jury et le prix de la critique au festival du film Spirit of Fire à Khanty-Mansiysk (Sibérie) en 2009. Ce qui ne l’avait pas empêché de voir sa sortie en salle contrée par le dépôt d’une plainte – officiellement en provenance de la police de Samara – pour « propagande extrémiste ». En effet, des propos extrémistes, le film en contient. Difficile de nier… Mais ce qu’il dénonce par-dessus tout, et qui n’est pas une révélation en Russie, c’est la complicité et la sympathie de la police et des autorités envers ces groupes armés, leurs « valeurs » et leur « patriotisme ». Les uns couvrant les activités de ceux qui, de temps en temps, viennent prêter main-forte pour faire le ménage. En fin de compte, c’est la neutralité de ton du film (ni pour ni contre, bien au contraire) et l’indéniable vraisemblance des situations qui permirent au film de ne pas se voir interdit de sortie. Parfois des miracles surgissent.

Nikolay Oleynikov, No Fuckin' Funny, 2008 : « ça a commencé il y a relativement peu de temps » / CONTRACTION SPONTANÉE DES MUSCLES DU VISAGE

Nikolay Oleynikov, No Fuckin 'funny, 2008

Situation similaire, exemple similaire. Le « Comité du 19 janvier », réunissant « des artistes, des scientifiques, des journalistes, des activistes de gauche, des défenseurs des droits de l’homme, des antifascistes de rue » (2), organisa une importante manifestation antifasciste le mardi 19 janvier 2010 à Moscou, date anniversaire de l’assassinat de la journaliste Anastassia Babourova et de l’avocat Stanislav Markelov. À la manifestation, dont l’annonce fut relayée par des artistes, des réalisateurs, des écrivains, s’associèrent des citoyens qui n’avaient jamais manifesté (ce qui est le cas de la majorité des moscovites), des familles accompagnées de leurs enfants, des grands-mères et des grands-pères, tous dehors par un soir de janvier. L’affichage des insignes de partis politiques durant la manifestation ayant été interdit par les autorités, le mouvement eut la prudence quasi-ironique de se dire « apolitique ». Bien entendu, il n’y eu quasiment aucun écho dans les médias. Pas de miracle. Cependant, nous n’insisterons pas assez sur l’importance de cet événement : c’est bien les droits des minorités citoyennes qu’il s’agissait de défendre. Un fait rare en Russie. Et dans ce contexte, des artistes et des œuvres tels Nikolay Oleynikov et sa série No Fuckin’ Funny jouent un rôle permissif capital. Membre actif du groupe Chto Delat? et collaborateur permanent du journal éponyme, Nikolay Oleynikov développe également une activité artistique en son nom propre. Teintées d’oniromancie et de mythes à la russe, les peintures et illustrations de Nikolay Oleynikov empruntent et renversent toute l’iconographie qu’on attendrait d’un nationalisme primaire : symboles de puissances mystiques, aigles et autres bêtes féroces, ton agressif et apophtegmes autoritaires. Et dans une association incongrue de symboles parfois contradictoires, la toute puissance des signes s’étiole. Il ne reste que le ridicule des images et l’absurdité de la volonté de puissance. À noter que cette série constitua une étape préliminaire à l’élaboration d’un opéra en vidéo, faisant lui-même partie d’une oeuvre collective de Chto Delat?, montrée à la dernière biennale d’Istanbul (Chronique de la Perestroïka, 2009).

Dans cette veine de déconstruction mystico-humoristique et potache des codes traditionnellement attribués à la panoplie du petit nationaliste, il faut citer la performance de Voina group pendant laquelle ses membres s’adonnèrent à une copulation collective et bon enfant en soutien à la candidature de Dmitri Medvedev sur fond sonore de cloches orthodoxes : banderoles, bras levés, slogans pro-Kremlin décoraient provisoirement une salle, clandestinement fermée pour l’occasion, du Musée d’Histoire naturelle de Moscou. Cet arsenal était bien entendu contredit par la nature même de la performance. L’action, qui eut lieu deux jours avant les élections présidentielles de 2008, renvoyait à toute une série de concepts à la volée : la reproduction de l’espèce et l’évolutionnisme latent du nationalisme, l’idée ancrée d’une Russie bestiale et primitive, et surtout la joie triviale et sincère de l’identification au chef de meute. On ne badine pas avec l’identité nationale.

Voina group, Fuck for the heir Puppy Bear!, 2008 : « Foutre en faveur de l'héritier Petit Ours »

Voina group, Fuck for the heir Puppy Bear!, 2008 : « Foutre en faveur de l'héritier petit ours »

À l’heure où s’ouvre l’année croisée entre la France et la Russie, une question rhétorique s’impose : peut-on aborder, en art, la question de l’altérité de la même manière à Paris et à Moscou ? Certes non. Ce fut la plaisanterie de la biennale de Jean-Hubert Martin en septembre dernier dont Maria Kravtsova souligne l’incapacité à « saisir l’urgence de la situation » au sein de la société russe. « Martin ne peut ou ne veut pas poser les questions pressantes qui animent cette société, telles que la xénophobie, l’intolérance, le fondamentalisme religieux ou l’hostilité envers les immigrés » (3). Un parc d’attractions exotiques, un grand spectacle populaire (ce dont on peut se réjouir pour le centre d’art Garage où se déroula la biennale), voilà ce qu’aura été la biennale 2009. Plutôt que d’entrer dans le débat « Against Exclusion était-elle ou non une exposition néocoloniale ? », posons-nous une autre question : la biennale avait-elle réellement l’ambition de « saisir l’urgence de la situation » au sein de la société russe ? Visiblement, non. Est-ce alors possible de faire une biennale nommée « contre l’exclusion » en omettant de prendre en considération le contexte de l’événement ? Manifestement, oui. En art, un paradoxe se confond parfois avec une contradiction. Après la tragédie, la farce : lorsqu’on a en tête la complexité des tensions qui fondent la question du nationalisme en Russie, espérer aborder des interrogations relatives à l’Autre, à l’altérité, aux différences, en montrant des artistes africains à Moscou relève du tragi-comique. On a beau vivre dans un monde globalisé… difficile de nier l’importance des particularités « glocales » – et donc en partie sédentaires, grégaires et intraduisibles – dans l’exercice de compréhension d’un contexte de production artistique. Et une œuvre n’étant contemporaine que de son contexte de production, il serait naïf et malvenu de faire l’apologie – comme semble le suggérer Nicolas Bourriaud dans son récent livre Radicant – d’une « traduction permanente des singularités » par le truchement d’une « esthétique de la globalisation » qui dépasserait les particularismes locaux, les replis identitaires et les penchants nationalistes. Vouloir traduire les particularités, c’est vouloir les adapter à un contexte qui leur est exogène ; c’est botter en touche et envoyer hors-jeu le problème des particularismes ; c’est peut-être aussi confondre une particularité et un particularisme. À l’effort de traduction par l’artiste de ses propres singularités – effort exigé par le marché de l’art – nous préférerons l’effort, autrement plus coton, de compréhension du contexte par celui ou celle qui veut bien s’y intéresser. Et dans ce domaine Wikipédia reste d’un secours limité.

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(1) Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Azerbaïdjan, Kirghizstan, Turkménistan… au total, quatorze républiques autonomes autrefois unies au sein de la République socialiste soviétique.

(2) Manifeste en français : http://19jan.ru/frmanifeste-du-comite-du-19-janvier

(3) 3e biennale de Moscou, Against Exclusion, Moscou (Russie). Article de Maria Kravtsova paru dans Art press n°363, janvier 2010.


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