Océane Bruel

par Elena Cardin

L like Molecule

La BF15, Lyon, 02.12.20-23.01.21

« La pièce était pleine de créatures timides, de lumières et d’ombres, de rideaux qui soufflaient, de pétales tombant – des choses qui ne se produisent jamais, semble-t-il, si quelqu’un regarde »1. Le travail d’Océane Bruel porte une attention particulière à ce stade de latence, dont parle Virginia Woolf dans The Lady in the Looking Glass: A Reflection, où les transformations sont si silencieuses qu’elles ont du mal à être saisies. Diplômée de l’École des beaux-arts de Lyon, Océane Bruel vit et travaille à Helsinki depuis 2016, où elle développe également une pratique artistique en duo avec Dylan Ray Arnold. 

Vue de l’exposition Océane Bruel, L like Molécule, 2020. Production et photo La BF15
© Océane Bruel, al solito posto sera, 2020, linoleum, tissus, colle d’amidon, grès émaillé, couteau, 215 x 175 cm. Production La BF15.

L like Molecule, sa première exposition institutionnelle en France à la BF15 à Lyon, est un paysage à la fois physique et mental, qui découle de moments de transition et de suspension de nos rationalités ordinaires, comme le rêve et la dérive méditative. Le titre, en apparence un non-sens, révèle la nécessité d’un glissement du langage rationnel à celui poétique et mémoriel. « L » est un clin d’œil aux L-beams de Robert Morris mais évoque aussi, par sa prononciation « elle », une présence féminine qui hante l’espace d’exposition et s’infiltre à l’intérieur des objets. 

Moontalk (2020), la première pièce conçue pour cette invitation, est constituée d’une boîte en plastique transparent contenant de l’eau déminéralisée dans laquelle sont plongés des citrons en grès émaillés. L’image des citrons est diffractée et multipliée par les effets d’ombres et de lumières produits par l’eau qui, par son immobilité, se transforme en un élément sculptural solide et figé. Ce qu’on voit ou croit voir ne correspond pas à ce qui est car, pour Océane Bruel, la vision est un outil trompeur. L’artiste crée des environnements immersifs comportant des dimensions olfactive et tactile importantes, qui lui permettent d’aborder des univers qui échappent au domaine du visuel. Les plantes et tout autre élément organique s’insinuent dans les objets pour en dégager des odeurs évocatrices de lieux familiers, comme dans le cas de la série L (2020). Ici, des rameaux de verveine, de fenouil sauvage, de thym et de romarin sont cachés à l’intérieur des cylindres en faïence émaillée produits pendant une période de résidence à Moly-Sabata. 

© Océane Bruel, Moontalk, 2020, boîte plastique transparente, grès émaillé, eau déminéralisée, 38 x 38 x 26 cm. Production La BF15

Des boucles d’oreille solitaires, une boîte de rangement, des miroirs, des feuilles d’artichaut, le store d’une salle d’attente, des verres contenant des infusions de plantes qui parfument l’air avec leurs arômes, des lettres en verre fondu de bouteilles consommées… Océane Bruel parsème l’espace de la BF15 d’autant d’éléments construits et trouvés, de nature ordinaire, posés directement au sol. De leur immobilité se dégage un sentiment d’étrangeté : des objets pour la plupart issus d’un environnement domestique et à l’origine destinés à un usage quotidien se retrouvent gelés dans un état d’inertie évocateur de souvenirs enfouis. Selon Gaston Bachelard, « les souvenirs sont immobiles, d’autant plus solides qu’ils sont mieux spatialisés. Localiser un souvenir dans le temps, n’est qu’un souci de biographe et ne correspond guère qu’à une sorte d’histoire externe. Plus urgente que la détermination des dates est, pour la connaissance de l’intimité, la localisation dans les espaces de notre intimité »2. Les œuvres d’Océane Bruel cristallisent des souvenirs et des états d’âme personnels mais l’abstraction de leur contexte d’origine les rend anonymes et génère un espace mémoriel trans-individuel.

Océane Bruel, All apologies, 2020, bandes de store californien, aluminium, chaîne perlée, fils extraits de rideaux, noyaux, papier-mâché, feuilles d’artichauts, boucles d’oreilles, plâtre de Paris, huile essentielle de romarin, vêtements, ongles, poudre d’argent, divers éléments,
390 x 92 x 15 et 390 x 70 x 20 cm. Production et photo La BF15.

C’est ce qui émerge, par exemple, de l’œuvre All Apologies (2020), née de la fusion de deux pièces plus anciennes, présentant un paravent d’une salle d’attente désuète et des objets issus du quotidien de l’artiste comme des boucles d’oreille solitaires trempées dans du plâtre et accrochées à des fils extraits d’anciens rideaux. La forme originale des bijoux, qui condense les affects et les souvenirs personnels de leurs propriétaires – amis ou proches de l’artiste – assume, par les différentes couches de plâtre, une forme presque naturelle proche du fossile. 

L’artiste expose les objets qu’elle utilise à des processus d’exploration, de compréhension, de sélection et de rejet perpétuels. Souvent, les objets stationnent pendant de longues périodes dans son atelier avant de s’autonomiser en tant qu’ œuvres à part entière. Comme (2019), le squelette d’une chaise revêtu de vêtements cousus entre eux grâce à des noyaux de fruits, des graines de fenouil et des haricots, qui se transforme d’objet sans importance, voire encombrant, en une présence fantomatique à la vie autonome et indépendante de celle de l’artiste. 

© Océane Bruel, Là, 2019, structure de chaise en acier inoxydable, vêtements, noyaux, radis, haricots, graines de fenouil, 76 x 55 x 50 cm. Production La BF15.

« L like Molecule », comme chaque exposition d’Océane Bruel ne maintient les choses en place que pour une durée limitée, les suspendant dans un rapport transitoire à l’espace qui les accueille. Sa méthode de travail ouverte donne voix à ce qui, dans nos vies contemporaines, préfère demeurer silencieux car trop vulnérable, précaire et incertain.  


  1. Virginia Woolf, « The Lady in the Looking-Glass: A Reflection », 1929 : https://web.english.upenn.edu/~jenglish/English104/woolf2.html
  2. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, 1961, p. 37.

Image en une : Océane Bruel, All apologies (détail) 2020, Production et photo La BF15.


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