Klara Liden
De la réappropriation
« Aujourd’hui nous avons atteint un point où ce n’est pas l’art que nous voyons d’abord, mais l’espace. […] L’œuvre est isolée de tout ce qui pourrait nuire à son auto-évaluation. Cela donne à cet espace une présence qui est le propre des espaces où les conventions sont préservées par la répétition d’un système de valeurs clos. 1 » Klara Lidén a, comme tant d’artistes, lu les essais de Brian O’Doherty, mais c’est comme peu d’entre eux qu’elles les a assimilés, digérés, et qu’elle en rejoue aujourd’hui les enjeux dans des installations à l’intelligence sauvage.
Cela ressemble à du found art, ces matériaux plus que cheap qu’elle récupère, ces piles de vieux cartons prêts à être recyclés, ces montants d’échafaudages, ces barricades de police, qu’elle rapporte à vélo jusqu’à l’espace d’exposition. Pourtant il n’est pas seulement question de cela, de ces choses qui deviennent art parce que disposées dans l’espace de la galerie, plutôt de ces choses qui, par un mouvement inverse et parallèle, ouvrent la galerie sur l’extérieur de l’art. L’existant vient polluer l’espace dévolu à l’art tout comme il polluait la rue quelques minutes auparavant. Il ne se modifie pas en passant la porte, sa structure moléculaire et sa charge artistique restent identiques, stables. Simplement, cette réappropriation des matériaux par l’artiste se mue en une réappropriation de l’espace. Et c’est exactement là que Lidén se différencie d’un artiste comme Gedi Sibony dont la pratique pourrait sembler proche, en rendant l’espace d’exposition à son état naturel, son état d’espace, tout simplement, sans qualificatif.
De la déconstruction
« Aujourd’hui, l’espace n’est plus ce dans quoi quelque chose advient, ce sont les choses qui font advenir l’espace. 2 » Par sa manière radicale d’emplir les espaces de ses expositions à ras bord, Lidén développe une technique de déviance des espaces de leur fonction première. Bloquant l’accès à l’une des salles du Jeu de Paume, l’ayant bourrée de bâches publicitaires récupérées et pliées, jusqu’au débordement, empilant soigneusement l’intégralité du contenu de son appartement dans l’une des corridors du Moderna Museet de Stockholm, elle s’affronte aux limites physiques comme aux conventions sociales, aux normes inhérentes au cadre de l’espace neutralisé.
Offrant refuge aux pigeons chez Reena Spaulings, à quiconque en aurait besoin à Berlin et utilisant un socle démesuré aux allures de white cube impénétrable au Moma, les étranges accumulations et assemblages de la jeune suédoise mettent le corps au centre sans jamais le mettre en scène. Non sans rappeler les dissections de bâtiments de Matta-Clark, elles démantèlent, disloquent, déconstruisent l’espace, « Dé-, dis-, ex- : ce sont les préfixes d’aujourd’hui. Et non post-, néo- ou pré-. 3 » Et cette déconstruction appliquée à l’architecture, tout comme celle, originelle, appliquée à la métaphysique, loin de signifier une destruction, permet de mieux comprendre une construction. « La déconstruction désigne l’ensemble des techniques et stratégies utilisées par Derrida pour déstabiliser, fissurer, déplacer les textes explicitement ou invisiblement idéalistes. 4 » Tout comme les white cubes.
1. Brian O’Doherty, White Cube,
L’espace de la galerie et son idéologie,
JRP Ringier, collection Lectures
Maison Rouge, 2008, p. 36.
2. Ibid. p. 65.
3. François Chaslin, « Derrida : déconstruction et architectures », L’Humanité, le 26 Octobre 2004.
4. Gilbert Hottois, De la Renaissance à la Postmodernité. Une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, 1998, Paris et Bruxelles, De Boeck et Larcier.
Klara Lidén a reçu le prix allemand « blauorange 2010 »,
décerné par la Volksbank et la Raiffeisenbank le 1er juin dernier.
Klara Lidén : « Toujours être ailleurs », au Jeu de Paume, Programmation Satellite 3, proposée par Elena Filipovic
du 29 juin au 5 septembre 2010
On Reappropriation
« We have now reached a point where we see not the art but the space first. […] The work is isolated from everything that would detract from its own evaluation of itself. This gives the space a presence possessed by other spaces where conventions are perserved through the repetition of a closed system of values.1 » Like so many artists, Klara Lidén has read Brian O’Doherty’s essays, but assimilated and digested them the way few others have; so today she re-enacts the challenges in installations which have a savage intelligence. This work is like ‘found art’, materials less than cheap which she retrieves, piles of old cardboard boxes ready for recycling, lengths of scaffolding, police barricades, which she brings back on her bike to the exhibition venue. But it is not just a question of this,
of these things which become art because they are arranged in a gallery space, rather of these things which, through a reverse and parallel movement, open the gallery to the exterior of art. What exists pollutes the space earmarked for art just as it polluted the street a few moments earlier. It is not altered by passing the door, its molecular structure and its artistic load remain identical and stable. This re-appropriation of materials by the artist quite simply changes into a re-appropriation of space. And it is precisely here that Lidén stands apart from an artist like Gedi Sibony, whose praxis might seem similar, by putting the exhibition area back to its natural state, along with its state as space, very simply, no frills.
On Decconstruction
« Space now is not just where things happen; things make space happen.2 » By her radical way of filling her exhibition spaces to the brim, Lidén develops a technique whereby spaces are diverted from their primary function. By blocking access to one of the rooms in the Jeu de Paume, having stuffed it with retrieved
and folded advertising tarps, to a point of overflow, by carefully piling up the entire content of her apartment
in one of the corridor-rooms at the Moderna Museet in Stockholm, she confronts both physical boundaries and social conventions, their norms inherent to the setting
of the neutralized space. By offering refuge to pigeons at Reena Spaulings’, to anyone who might need it in Berlin, and by using a disproportionate stand with the look of an impenetrable white cube at the MoMA, the young Swedish artist’s strange accumulations and assemblages put the body in the middle of things without ever stage directing it. Spring to mind the dissections of Matta-Clark’s buildings; they dismantle, dislocate and deconstruct space. « De-, dis-, ex-: these are today’s prefixes. Not post- neo- and pre-.3 » And this deconstruction applied to architecture, just like the original one that was applied to metaphysics, far from meaning destruction, helps to better understand a construction. « Deconstruction describes all the techniques and strategies used by Derrida to destabilize, crack, and displace explicitly and invisibly idealistic texts.4 »
Just like white cubes.
1. Brian O’Doherty, Inside the White Cube, The Ideology of the Gallery Space, Expanded Edition, University
of California Press, 2000, p. 9.
2. Ibid. p. 39.
3. François Chaslin, « Derrida :
déconstruction et architectures »,
L’Humanité, 26 October 2004.
4. Gilbert Hottois, De la Renaissance à la Postmodernité. Une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, 1998, Paris and Brussels, De Boeck et Larcier.
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Klara Lidén received the German prize « blauorange 2010 »,
awarded by the Volksbank and the Raiffeisenbank last June 1st.
Klara Lidén: « Always Be Elsewhere », Jeu de Paume, Paris, Satellite programm 3 / Curator: Elena Filipovic, June 29, Sept.5, 2010.
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- Du même auteur : Kate Crawford | Trevor Paglen, Thomas Bellinck, Christopher Kulendran Thomas, Giorgio Griffa, Hedwig Houben,
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