Ariane Loze
Utopía
40mcube, centre d’art contemporain, Rennes, 12.02-07.05.2021
Dans une intention louable de faire accéder pleinement aux œuvres, tant du point de vue esthétique que de celui du contenu, l’exposition d’Ariane Loze à 40mcube a été voulue parcimonieuse, radicalement réduite à la sélection de deux vidéos de 2018. Projetées successivement sur deux grands écrans dans le même espace, elles laissent toute la place et tout le temps aux visiteur·se·s de les regarder intégralement et avec attention, plusieurs fois si l’envie leur en prend, de s’en imprégner, de s’en souvenir, et, dans l’entre-deux, par un effet de persistance autant rétinienne qu’intellectuelle, de composer, chacun pour soi-même, un troisième film imaginaire.
La plus longue des deux vidéos, Mainstream, a été réalisée au cours d’une exposition au centre d’art contemporain Chanot de Clamart, où elle avait été présentée plus exactement sous la triple forme d’un décor, d’une performance et du film lui-même. Installée pour le tournage, une table richement dressée d’une vaisselle des plus somptueuses, y faisait en effet partie du parcours de visite. De plus, une partie du tournage avait été rejouée en public, permettant à ce dernier de découvrir comment l’artiste joue tou·te·s les personnages de ses films, tout en cadrant et en réglant les paramètres de la caméra… ce qui constitue presque une œuvre en soi. Et puis, était projeté ce film, tourné juste avant l’ouverture de l’exposition, qui met en scène, dans l’ambiance tamisée d’un intérieur qu’on suppose cossu, des personnages de femmes, manifestement socialement haut placées, qui échangent autour de leurs expériences et opinions sur le monde contemporain. Ainsi, ces différentes composantes du film – très éclairantes sur la nature du travail d’Ariane Loze –, la rapprochent des artistes issu·e·s des Beaux-Arts qui viennent au cinéma et créent des ponts entre ces deux domaines1.
À la lumière de l’autre film présenté, c’est cependant un aspect d’ordinaire moins remarqué de l’œuvre de l’artiste qui émerge : l’importance du thème de la politique.
La deuxième vidéo et son titre, repris pour celui de l’exposition, nous orientent d’emblée dans le sillage d’un corpus de textes, de réflexions et de projets radicaux, de Thomas Moore à William Morris en passant par Etienne Cabet : Utopia est essentiellement constituée d’un discours à la rhétorique programmatique, entrecoupé de dialogues à propos des impératifs d’une société à re-construire. Comme à l’accoutumée, Ariane Loze y joue tou·te·s les personnages – ici deux –, que l’on différencie bien, même si elle est vêtue du même grand manteau jaune vif pour chacun·e. Ce dernier tranche avec le bleu azur du décor, qui peut quant à lui évoquer à la fois un lieu céleste, un « nowhere » ou un hémicycle d’assemblée futuriste. En réalité, il s’agit du Pavillon belge de la 16e Biennale de l’architecture de Venise, aménagé en gradins circulaires, qui renvoie à l’idée de la construction d’une Europe culturelle à peine esquissée et jamais vraiment accomplie2. Les deux couleurs bleue et jaune de la vidéo peuvent d’ailleurs faire penser à celles du drapeau européen. Tout concourt donc à rappeler une situation solennelle, celle d’un meeting ou d’une assemblée politique, où la pensée se construit dans une pluralité de voix. Le texte enfin, se terminant par ces mots : « créons des cercles bleus, des cercles d’attention », finit de nous convaincre qu’il est, à sa manière, un appel à la construction d’un nouvel avenir politique commun.
Par contraste, on entend alors autrement les discussions qui se tiennent dans la première vidéo. Les paroles des personnages attablé·e·s résonnent comme le contrepied de la société rêvée d’Utopia. Relevant d’un langage managérial inspiré d’interviews réelles parues dans la presse économique, elles expriment, à travers le récit d’anecdotes, le point de vue du néo-libéralisme. On y entend tout simplement les manœuvres et les décisions des grand·e·s dirigeant·e·s, dans une version féminine pas moins cynique, qui se partagent les profits et comptent bien continuer ainsi.
La confrontation des deux vidéos dans l’exposition fait alors de la dimension politique une entrée primordiale dans l’œuvre d’Ariane Loze – en tout cas de ses productions récentes –, et incite à se replonger dans ses autres travaux, pour voir quand et comment cette dernière s’y est manifestée.
À peu près au même moment qu’elle a réalisé Mainstream et Utopia, l’artiste a proposé Inner Landscape à la première Biennale de Riga ; un film a priori assez différent, tourné en extérieur, retraçant l’ascension d’une colline dans la campagne. Pourtant, rapidement, on comprend que le sujet est le même que dans Utopia, celui du point zéro d’une nouvelle société. Deux Ariane Loze y dialoguent, l’une conduisant l’autre dans une double balade à travers les champs et la pensée d’une nouvelle politique, métaphore de la confrontation des paysages extérieur et intérieur rendue évidente par cette annonce : « on est au bon endroit, il s’appelle le commencement ». Toute la discussion qui suit consiste en un dialogue sur la volonté de tout recommencer, contrebalancé par les peurs que les projets de révolution suscitent. L’imbrication des deux argumentations dans la bouche de l’artiste dédoublée, montées en champ-contrechamp, suggère que la multiplicité des opinions est aussi une multiplicité intérieure : le dialogue avec les autres est autant un dialogue avec soi-même.
Dans une quatrième vidéo de 2018, Studies and Definitions, l’ancrage politique est on ne peut plus explicite. On y assiste à un débat lancé à partir de la lecture de la première page de la version consolidée du Traité sur l’Union européenne, le tout pensé par l’artiste dans la perspective de se confronter à des textes existants. Mais cette préoccupation très concrète avait déjà motivé la réalisation d’une vidéo antérieure qui a marqué un tournant dans son œuvre : Impotence, en 2017. Conçue au moment des débats des élections présidentielles en France, elle se compose de réflexions purement politiques sur la nécessité de s’engager ou, au contraire, de mener, dans l’indifférence de la vie commune, sa propre vie. Deux personnages échangent, habillé·e·s et coiffé·e·s à l’identique, et évoquent, encore une fois, une pluralité de personnes en même temps qu’une pluralité intérieure, parfois animée de contradictions. On retrouve l’analogie entre les instances politiques et les instances de l’âme qui structurait déjà la République de Platon. Mais dans le cas du travail d’Ariane Loze, ce rapport complexe du multiple au soi-même et inversement conduit aussi à s’intéresser plus précisément à un mot qui revient souvent dans ses textes et dans ses titres. Un mot qui peut passer pour anodin, mais qui, dans le contexte d’un questionnement sur la politique, devient signifiant : le pronom « nous »3. Car si, dans ses premières vidéos, Ariane Loze joue tous les rôles pour des raisons simplement pratiques et économiques, cette multiplication des « je », au fil de son évolution, aboutit à un « nous » pris comme point de départ de l’énonciation d’un projet de société. Le « nous » est par exemple éminemment présent dans le titre de son exposition au centre d’art contemporain Chanot, « Nous ne sommes pas, nous devenons », puis récurrent dans les discours des films. « Nous avons trouvé un endroit où nous réunir, dit le début d’Utopia, nous représentons des millions de citoyens… avec la même voix, avec le même corps… ». Toute la question est alors de savoir s’il faut comprendre ces « nous » de manière exclusive ou inclusive, si la forme plastique qui sert de cadre d’énonciation aux paroles les relativisent et les réduisent à des métaphores ou bien s’il s’agit de messages réels qui, par le biais de l’art, peuvent nous être sérieusement adressés.
- On peut ajouter qu’elle travaille en ce moment à une adaptation de Mainstream au théâtre, ce qui la déplace donc vers un médium encore différent.
- Précision apportée par Ariane Loze à l’auteure lors d’un entretien téléphonique le 24 mars 2021.
- Sur l’épineuse question du « nous » en politique, on peut se référer à la quatrième conférence de Martin Rueff sur sa philosophie pronominale donnée le 8 avril 2015 à la BNF : https://www.bnf.fr/fr/mediatheque/nous
Image en une : Ariane Loze, Utopia, 2018, projection HD avec son, couleur / HD projection with sound, color, 10’27 », édition de 5 exemplaires / 5 copies+ 2 AP. Courtesy de l’artiste et / the artist and Michel Rein, Paris/Bruxelles. Vue de l’exposition / Exhibition view « Utopia », 2020, 40mcube, centre d’art contemporain, Rennes
- Publié dans le numéro : 96
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- Du même auteur : Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier, Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz,
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