Chris Sharp
La Mer imaginaire
Villa Carmignac, Porquerolles, 20.05-17.10.2021
Avec « La Mer Imaginaire », Chris Sharp nous offre une vision très éclectique de l’imaginaire lié à la mer, jouant sur les différentes acceptions de l’imaginaire, dont celles qui renvoient à l’imagination ou à son côté chimérique. Profitant de la localisation de la Villa Carmignac au cœur de l’île de Porquerolles – bijou méditerranéen au large de la presqu’île de Giens –, d’œuvres déjà présentes à l’intérieur d’un espace qui fait d’emblée penser à un aquarium, le curateur américain, qui connaît parfaitement la scène européenne et son histoire, développe une thématique qui semblait faite pour le lieu. L’exposition alterne les œuvres « sérieuses » et les plus « légères », les œuvres historiques et les productions de jeunes artistes. Si l’on perçoit en arrière-plan une inquiétude quant au devenir d’un océan que la fébrilité humaine menace de toutes parts, « La Mer imaginaire » ne sombre pas dans une mélancolie à laquelle il eut pourtant été facile de succomber. Bien au contraire, l’exposition ne manque pas d’humour, alignant volontiers des œuvres joueuses, qui déjouent les habituels clichés liés à la mer. Des œuvres qui nous forcent aussi à nous rapprocher davantage d’une nature qu’il est de plus en plus urgent d’arrêter de regarder de toute la hauteur de notre immodestie, pour la considérer plutôt comme partageant la même destinée.
Comment est né le principe de cette exposition ? Aviez-vous déjà travaillé sur ces thématiques de la mer et de l’imaginaire qu’elle draine, ou bien est-ce une intuition, de la part des commanditaires, que ce sujet allait vous inspirer ?
L’idée de cette exposition provient de l’espace lui-même et d’une envie que j’ai depuis longtemps de faire une exposition sur la thématique de l’histoire naturelle, avec tous ses enjeux liés à l’actualité et les questions du grand public. Quand j’ai découvert l’espace de la fondation avec les merveilleuses œuvres in situ de Bruce Nauman – une fontaine flottante de poissons en bronze – et la grande peinture panoramique sous-marine de Miquel Barceló, ainsi que le plafond d’eau (sans compter le fait que la Villa se trouve sur une île), j’ai compris tout de suite que c’était le contexte idéal pour une telle exposition. La Villa était déjà à moitié comme un aquarium ; il fallait juste remplir l’autre moitié avec des créatures de la mer.
J’aime bien ce « juste » remplir : n’est ce pas une considération un peu modeste pour un travail – celui de curateur – qui représente une somme de connaissances et d’affinités, et qui implique de faire des choix, des articulations, des associations, plus que complexes afin de donner sens et forme à une exposition ? En l’occurrence, il semble que ce projet remonte à une très ancienne rencontre d’une part : celle de l’un des personnages d’un roman de Nabokov1, et, de l’autre, de la volonté de trouver des réponses à certaines interrogations liées aux animaux – laissées alors en suspens –, à leur proximité, à ce qu’ils nous inspirent et à ce qu’ils nous disent de notre humanité ?
Effectivement, c’est un peu modeste, et c’est même une blague, de décrire le travail de curateur, comme s’il s’agissait d’un tour de magie. Vous l’avez bien décrit. J’ajouterai seulement qu’idéalement, les artistes et l’exposition engendrent le commissaire autant que le commissaire crée le show. Cette exposition, pour moi, aurait été inconcevable sans avoir connu le travail de Jochen Lempert, Michael E. Smith, Shimabuku, Lin May Saeed, parmi d’autres ; dans certains cas, ces rencontres remontent à plus de dix ans. Ce sont eux qui sont à l’origine des pensées que l’on retrouve dans la réalisation de « La Mer imaginaire ». C’est par eux, par exemple, que j’ai appris que questionner nos relations dominantes, violentes et narcissiques avec le règne animal est d’une urgence primordiale. C’est aussi d’eux que j’ai compris que la supposition égoïste de notre supériorité sur le règne animal n’est que la preuve de notre infériorité, et que cela est d’une tristesse presque infinie, qui mérite, enfin, une sorte de compassion envers nous-mêmes (cela constitue en grande partie le pathos incomparable du travail de Jochen Lempert). En même temps, c’est évident que la beauté formelle de beaucoup d’œuvres dans l’exposition, comme celles de Matisse, de Jean Painlevé, de Paul Klee ou bien de Gabriel Orozco, n’existerait pas sans une réelle admiration pour la vie sous-marine.
Cet éclectisme assez incroyable, historique et géographique, tranche avec beaucoup d’expositions qu’on a l’habitude de voir. Attribuez-vous vous ce dernier à votre double appartenance culturelle, européenne et américaine (du Nord et du Sud) – transatlantique donc ! –, qui fait que vous avez une connaissance équivalente de ces deux scènes ? Est-ce un atout ou plutôt une difficulté supplémentaire lorsqu’il faut choisir dans un réservoir aussi vaste de références ?
Merci. J’ai eu la grande opportunité de vivre et travailler dans différentes villes et, comme tous les curateurs, je cherche toujours à agrandir ma connaissance de l’art. Ça va de soi que l’exposition aurait pu inclure plus d’artistes de l’Asie, etc., mais les problématiques sont enracinées dans l’Ouest, Descartes, et le siècle des Lumières, donc ça reste essentiellement une exposition de l’Occident – bien que la vie sous-marine soit menacée partout dans le monde.
Le concept de solastalgie est au cœur de votre projet d’exposition, il consiste en une détresse causée par l’anticipation d’un désastre écologique à venir ; pour beaucoup, ce désastre est déjà là. Il suffit de constater la chute de la population des abeilles ou la raréfaction de la ressource halieutique, déjà évoquée dans les années soixante par une précurseuse comme Anita Conti2. La mer a longtemps été considérée comme un réservoir inépuisable de richesses destinées à nourrir l’humanité. Cela fait d’ailleurs partie d’un autre imaginaire qui remonte à la nuit des temps, celui de la considération de la nature comme un bien disponible à volonté : on sent que cet imaginaire est en train de basculer dans son contraire, qu’il faut absolument protéger ce bien si nous voulons continuer à vivre sur une planète habitable. Pensez-vous que l’art puisse avoir un quelconque effet dans ce nécessaire renversement, ne serait-ce qu’en travaillant cet imaginaire-là ?
Bonne question. Dans la plupart des cas, j’ai des doutes sur la capacité de l’art à provoquer de vrais changements politiques, mais dans ce cas précis, je crois que ça commence justement avec l’imaginaire. La possibilité de concevoir une autre perception du rapport animal/humain, ou bien, nature/culture est déjà un grand pas vers une nouvelle façon de s’entendre avec le monde naturel – après quoi, vient le langage. Par exemple, l’idée de l’anthropocentrisme dont l’Occident est si friand – qui nous permet, d’ailleurs, de voir la mer « comme réservoir inépuisable de richesses destinées à nourrir l’humanité » –paraît de plus en plus indéfendable. Le surgissement d’un nouveau paradigme introduit par la notion d’anthropocène (même si ce n’est pas vrai à 100 %) a été un grand choc, je crois, pour beaucoup de gens. C’est difficile de revenir en arrière. Je déteste l’idée d’instrumentaliser l’art dans un but quelconque, surtout éducatif, mais c’est indéniable qu’une grande partie de la beauté de l’art consiste en sa capacité à engendrer de nouvelles possibilités, à voir, comprendre (ou mal comprendre) ou expérimenter le monde.
En même temps, l’imaginaire auquel vous faites référence est un imaginaire relativement apaisé, « neutre »… On aurait pu s’attendre à ce que cet imaginaire de la mer soit envisagé dans son versant plus problématique : celui qui la fait théâtre de luttes perpétuelles, de batailles (navales), d’Homère à Stevenson, d’enjeux de territoires, de la violence des déplacements forcés et de la disparition des migrants – pas seulement celle des animaux marins. Pourquoi ne pas aborder ce pan-là de l’imaginaire marin, même « par la bande » – ce qui est difficilement évitable en 2021 ?
Ça aurait été une autre expo, effectivement. « La Mer imaginaire » se veut une plongée dans et une balade sous la mer, ainsi que dans l’imagination. Il ne s’agit pas de ce qui se passe en surface – même si ces questions-là sont très importantes, comme celle de l’immigration – mais plutôt dedans. D’ailleurs, je crois que la question de son intérieur, son contenu, est beaucoup plus urgente que tout ce qui se passe au-dessus. Les gens sont toujours un peu surpris quand je parle d’artistes comme Jochen Lempert et Lin May Saeed comme des artistes politiques – vu qu’il s’agit de rapport animal/humain dans leur travail – mais je crois que ces artistes sont beaucoup plus pertinents que quelqu’un comme, par exemple, Ai Weiwei. Alors que ce dernier adore se pencher sur l’actualité, Lempert, Lin May ou Gilles Aillaud s’engagent sur quelque chose de beaucoup plus constant, de fondamental, voire de primordial, avec des conséquences qui nous importent tous.
Est-ce pour cette raison que Nicolas Floc’h est aussi présent dans la Mer imaginaire, réalisant au Fort Saint Agathe une exposition dans l’exposition, aux allures de plaidoyer pour la sauvegarde du littoral : une exploration photographique des fonds sous-marins qui échappe à l’habituel traitement touristico-spectaculaire, pour privilégier une vision plus réaliste et légèrement inquiétante de l’état de la flore marine.
Justement, c’est bien pour ça. Avec cette exposition, j’ai cherché à donner une perspective assez prismatique sur le sujet de la mer. Je voulais qu’il y ait des moments difficiles, comme dans le travail de Nicolas, ainsi que poétiques et joyeux, parfois dans la même œuvre, comme par exemple dans les travaux de Cosima von Bonin et de Micha Laury – l’une apparemment ludique, l’autre spectaculaire, mais tous les deux recèlent un côté fort critique.
Pour rebondir sur Micha Laury, l’extraordinaire variété chromatique de ses méduses nous amène à penser qu’il leur a inventé un spectre coloré tout-à-fait imaginaire, lorsqu’il n’a fait que s’inspirer du réel. Si les températures atmosphériques continuent leur courbe ascendante, cet animal, aux capacités d’adaptation proprement surprenantes, risque de devenir la population majoritaire des océans, s’accommodant parfaitement des dérives climatiques et de l’invasion des plastiques, qu’il investit avec gourmandise, lorsque les mammifères, oiseaux marins et autres poissons en subissent les effets mortifères. Des espèces qui disparaissent c’est aussi un imaginaire qui rétrécit… Faudra t-il massivement, dans l’avenir, inventer des formes nouvelles, comme le font les œuvres de Gabriel Orozco que vous présentez, au risque de coloniser-anthropiser encore un peu plus l’imaginaire de la mer ?
Je ne sais pas. C’est marrant, la position de Gabriel Orozco dans cette exposition n’est finalement pas très éloignée de celle de Paul Klee (Orozco est un grand formaliste) – même si les deux positions sont inversées : Klee se sert de la nature pour aller vers l’abstraction, alors qu’Orozco se sert de l’abstraction pour aller vers la nature, ou le naturel. Quoi qu’il en soit, je crois que c’est impossible d’échapper à l’anthropomorphisme – nous sommes, après tout, des êtres humains, nous ne pouvons pas expérimenter le monde autrement – mais peut-être est-il possible d’échapper à l’anthropocentrisme en revanche. La preuve peut en être trouvée dans l’existence de tant de cultures indigènes qui maintenaient un rapport beaucoup plus réciproque et respectueux avec le monde naturel. Cette solution peut s’entendre comme un pas en arrière, mais je crois que c’est devenu une simple question de comment survivre.
Difficile d’échapper à l’objectivation et à la spectacularisation de l’animal… Dans son essai, Filipa Ramos3 rappelle à quel ordre de la distanciation le dispositif historique du muséum d’histoire naturelle – puis du musée d’art – obéit : un discours qui établit et impose une pensée pyramidale, de même qu’il essentialise une opposition sujet-sujet, nature-culture dont nous continuons à endosser (à subir) l’empreinte culturelle. Bien qu’elle reconnaisse que l’art contemporain reconduit dans une large part ces dispositifs, elle reste optimiste sur sa capacité – liée à ses spécificités – de déconstruire ces oppositions de l’intérieur. Dans quelle mesure pensez-vous avoir échappé à cette structuration historique de l’exposition avec « La Mer imaginaire » ?
Oui, c’est presque un cercle vicieux. Bien que le modèle de l’exposition soit assez classique, j’ai cherché à rendre le visiteur conscient du dispositif de deux façons : la première, par une quasi-juxtaposition au début du tableau de Gilles Aillaud, dans lequel nous sommes confrontés à une image de poissons plutôt tristes qui nous regardent d’un aquarium à moitié plein et négligé. Ce tableau est placé à côté d’une photo de Jochen Lempert, celle d’un père et de son bébé, qui regardent des poissons à travers la vitre d’un aquarium. Nous sommes regardés par ceux que l’on regarde. Il n’y rien de naturel dans cet échange, et je crois, ou au moins j’espère, qu’une fois qu’on s’en aperçoit, il devient impossible de ne pas reconnaître la bizarrerie fondamentale de la situation. La deuxième manière de signaler le dispositif au visiteur est qu’au contraire d’un aquarium classique, il n’y pas de vitres, même pas de cloisons dans l’espace de l’exposition : tout est ouvert et fluide (forcément – parce que ce n’est pas un vrai aquarium – mais j’ai quand même voulu donner l’impression de se balader sous l’eau). On se trouve, symboliquement, dans la mer, avec des animaux.
- Chris Sharp, introduction au catalogue de « La Mer imaginaire », p.10. Éditions Jean Boîte, 2021.
- Dans la plupart des ouvrages qu’elle a publiés, Anita Conti, une des premières femmes à avoir été embarquée sur un bateau de pêche en haute mer dans les années 50, met déjà l’accent sur la raréfaction des bancs de morue dans les zones proches de l’Europe et de l’aberration d’une pêche qui se concentre sur une seule espèce, délaissant les autres poissons que les pêcheurs rejettent à la mer comme de vulgaires déchets (voir notamment le sublime récit de son passage sur le chalutier-saleur Bois-Rosé, Racleurs d’Océan, Petite Bibliothèque Payot, 2017)
- Filipa Ramos, L’éléphant dans la pièce, p.54.
Image en une : Vue de l’exposition / Exhibition view of « La Mer imaginaire », Fondation Carmignac (Porquerolles). Photo : Marc Domage. (à gauche / on the left) Shimabuku, Les feuilles nagent, 2011. Courtesy de l’artiste / the artist & Air de Paris, Romainville. (à droite / on the right)Jeff Koons, Acrobat, 2003-2009. © Jeff Koons – Collection Carmignac
- Publié dans le numéro : 97
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- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Interview de Gregory Lang pour Territoires Hétérotopiques, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac,
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