Florence Jung
« D’autres déroulements auraient pu se produire, d’autres révolutions, entre d’autres gens à notre place, avec d’autres noms, des autres durées auraient pu avoir lieu, plus longues ou plus courtes, d’autres histoires d’oublis, de chute verticale dans l’oubli, d’accès foudroyants à d’autres mémoires, d’autres nuits longues, d’amour sans fin, que sais-je ? » écrivait Marguerite Duras1 ; des mots que l’on pourrait utiliser pour décrire la pratique artistique de Florence Jung. Les scénarios immatériels de l’artiste s’immiscent entre les lignes à l’insu de celles et ceux qui en deviennent les protagonistes. Souvent invisible, l’œuvre scriptée est pourtant bien tangible. Elle est flagrante et ingénieuse de discrétion, elle nous enveloppe avant même qu’on la saisisse. Le travail de Jung se matérialise rarement par des objets et l’artiste ne produit aucune image. La vue d’exposition n’a pas lieu d’être pour archiver et transmettre une esthétique qui se développe par l’expérience directe, la rumeur et ses échos sur les réseaux sociaux comme seule source de dissémination. De la simplicité d’une situation qui se déroule sous nos yeux naît une étrangeté qui nourrit le potentiel de la fiction contenu par le réel.
Que l’on glane les images amateures de son travail ou qu’on lise les quatre-vingt-dix pages du dossier de textes sur sa pratique, quelque chose d’insaisissable se dégage de l’ensemble. Ces fragments se répondent en une cacophonie, un brouhaha de hall de gare plein de mystères et de contradictions. Florence Jung affiche une radicalité de posture à contre-courant du contrôle de l’image et de la notion d’auteur. Dans l’attente de la rencontre avec l’œuvre lors d’une exposition qui semble vide, on est saisi·e d’une certaine appréhension. Quand la participation commence-t-elle ? Jusqu’où peut-on s’aventurer pour voir et comprendre ? Doit-on résister au désir de défi, et à quel prix ? La mise en scène opère dès l’instant où se dessine l’idée d’une narration. L’opacité apparente de ses méthodes nous positionne dans une zone grise entre action et réflexion jouant de l’ambiguïté de cette frontière. Que l’on décide ou non d’agir, nous sommes déjà sous tension. Et n’est-ce pas là, dans cet interstice, que se produit l’émancipation comme l’entend Rancière2 ?
Florence Jung développe, depuis 2012, une pratique qui se situe entre l’art, la performance et le texte. Lors de sa première exposition, elle initie sa pratique en invitant quatre personnes portant du parfum à s’infiltrer parmi les convives d’un vernissage. Non explicitement requise, l’interaction du·de la spectateur·rice avec la pièce de Jung s’opérait de fait par la suggestion de cet élément perturbateur annoncé oralement mais non directement décelable. Grâce à l’objet de distinction sociale que représente le parfum, Jung interrogeait aussi les systèmes de l’art et de la société, tous pétris de rituels et de spectacle. À partir de cette date, le refus d’un titre objectifiant la conduit à la mise en place d’un système de numérotation archivistique des pièces, composé de son patronyme et d’un numéro (Jung10, Jung11, Jung12…). Les scénarios de Florence Jung se nourrissent de l’imprévu dans une réalité subjective, où chacun·e prend part à la réalisation du script initial. Leur formulation écrite est une courte description. Simple, factuelle et distanciée, elle ne souligne aucune intention directe. Outre le fait de déconstruire certains codes de l’art contemporain et de questionner la matérialité et l’irréfutabilité des œuvres, la seule chose que les scénarios ont en commun, c’est d’être tous entrés dans le réel.
Plus encore que la structure protocolaire, ce sont donc l’infiltration de la fiction et le doute qui sont les véritables rouages de ses dispositifs. L’écriture des scénarios propose une architecture dans laquelle chacun·e peut ou non s’aventurer, et qui se déploie dans le temps – souvent même au-delà de la temporalité durant laquelle elle se produit. Le réel et ce qu’il contient d’a priori insignifiant nourrissent l’œuvre, qui se transforme à mesure qu’on l’expérimente. L’objet se développe, il s’hybride dans les souvenirs et se façonne par ses réapparitions et ses marques. Dans les espaces vides du musée ou des contextes qu’elle utilise comme décor, Florence Jung laisse les indices d’un film en train de se faire comme autant de chemins possibles pour l’écriture de l’histoire suivante, celle vécue par le·la visiteur·se.
Les constructions de ses situations invitent à scruter des pratiques sociales, des aliénations contemporaines. Chaque lieu est la source d’un contexte et d’un écosystème dont l’artiste s’inspire pour l’élaboration et l’activation de ses scénarios. À l’issue de son séjour à la Rijksakademie à Amsterdam et en réaction au caractère voyeuriste des ouvertures conventionnelles des studios d’artistes, elle proposait d’explorer un appartement habité, comme soudainement quitté après le petit-déjeuner. À la recherche vaine de traces et d’une forme plastique identifiable, le·la visiteur·se était confronté·e à sa propre capacité de transgression dans un lieu privé où il·elle n’était pas tout-à-fait invité·e. Au même moment, à l’abri des regards, un paquet d’allumettes marqué du nom d’un bar situé à équidistance entre la Rijskakademie et l’appartement où se déroulait le scénario était glissé dans la poche du manteau ou du sac que l’on devait laisser à l’entrée. L’objet, retrouvé après coup, devenait la réminiscence d’un trajet, l’indice d’une distorsion. Dans le travail de Jung, l’étau se resserre toujours peu à peu sur un système et, surtout, sur soi-même, pour nourrir une forme de « pronoia 3» génératrice de sens et de l’œuvre en soi. La concrétisation de la pièce n’advient qu’au moment de la rencontre avec l’autre – le premier instant n’étant jamais un résultat ou l’achèvement du travail mais le démarrage transitoire d’un processus de construction. L’absence d’images en génère d’autres, mentales, permettant à l’artiste d’interroger les labyrinthes des réalités construites par nos mémoires parcellaires. Le mélange entre le réel et la fiction engendre des dommages collatéraux ayant un impact dans le réel qu’elle échafaude. L’œuvre est le résultat de ce processus.
Parmi l’un des premiers coups marquants de Jung, la coordination d’un kidnapping lors du vernissage d’une exposition au 22ruemuller en 2014 reste l’un des plus spectaculaires. Sur la base d’une représentation de soi instrumentée par les réponses à un questionnaire aguicheur (« Pensez-vous que la fiction est plus attrayante que les faits ? », « Pensez-vous que le mystère apporte une part romanesque à la vie ? », « Pensez-vous qu’une expérience intéressante mène souvent à une autre ? »), elle déjouait l’audace des personnes les plus téméraires qui s’embarquaient sans le savoir dans un voyage et une nuit au fin fond d’une campagne inconnue. L’habile détournement de Jung questionnait le besoin d’aventure qui se nourrit du mal de vivre et de l’envie de fuir hors de la réalité. Sur place, rien n’y attendait le groupe désireux de déceler l’action d’un performer dans le moindre mouvement des rares personnes rencontrées cette nuit-là. L’œuvre de Jung s’accomplit dans les rencontres hasardeuses, dans un ensemble de circonstances incontrôlables, ainsi que dans le vide, l’ennui et la recherche inassouvie d’absolu.
Florence Jung utilise l’art et son contexte comme des microcosmes économiques, sociétaux et politiques. Ils lui servent à identifier et mettre en lumière des mécanismes collectifs tels que la dissolution de l’individu dans des asservissements alimentés par le soupçon et la méfiance. Dans le cadre d’une invitation au FRAC Lorraine en 2019, Jung avait croisé différentes études statistiques pour dresser le portrait de l’individu-type vivant dans le Grand Est. La communication de l’ensemble des critères à travers des petites annonces auxquelles on pouvait répondre – si l’on y correspondait – interrogeait l’existence même de cette personne. La figure de Muller répondait par l’absurde à la tyrannie de la majorité. Elle interpellait sur une fragilité collective : la vanité à vouloir mesurer l’inquantifiable, et la stigmatisation de nos comportements ou de nos habitudes par des chiffres « objectifs » qui nous gouvernent. Récemment, à la New Galerie à Paris, son exposition « New Office » présentait les archives de deux ans d’activité d’une société parasite créée par l’artiste. Avec New Office, le groupe éponyme, Florence Jung s’est engagée dans un processus de traitement de données répliquant à une micro-échelle l’activité de collecte et de vente de données par des entreprises telles que les GAFAM, mais aussi la crainte collective générée par ces initiatives. Réunies autour d’une dizaine de catégories (sexe, réalité, altérité, nature…), les annonces publiées sur Instagram par New Office poussaient le·la spectateur·rice à communiquer des éléments intimes à son sujet tout en soulignant le processus de mise en scène de soi sur les réseaux sociaux. Non sans écho à la transformation du moi en marchandise dont parle Eva Illouz dans ses thèses4, New Office dénonçait les répercussions du capitalisme tardif sur notre santé mentale, la saturation des affects et d’un système faisant du sensible et de la réalisation de soi une composante économique.En bonne observatrice des perversions contemporaines, Jung rend visibles des phénomènes qu’elle dévie. Elle propose une émancipation qui invite à réfléchir à la façon dont on peut combler la séparation intime entre soi et ses émotions, soi et ses représentations, soi et les autres.
Cette réconciliation passe par la mise à disposition d’un espace d’imagination qui hante longtemps celui qui l’a rencontré. Jamais véritablement identifiables, les scénarios que développe Jung restent ouverts et s’insèrent durablement dans le réel et dans le souvenir du·de la spectateur·rice. Lors de l’une de ses prochaines expositions, cet été à la biennale de Môtiers (Suisse), nous pouvons nous attendre à ce que la dissémination de la rumeur produite par sa nouvelle œuvre contamine à nouveau nos représentations et interroge l’arbitraire.
- Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, Editions Gallimard, Collection Folio, p.18
- « L’émancipation, elle, commence quand on remet en question l’opposition entre regarder et agir, quand on comprend que les évidences qui structurent ainsi les rapports du dire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à la structure de la domination et de la sujétion. Elle commence quand on comprend que regarder est aussi une action qui confirme ou transforme cette distribution des positions. » Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La Fabrique éditions, 2008, p.19
- Un terme qui désignerait une forme de paranoïa positive, où l’idée du doute produirait un sentiment en la faveur de celui ou celle qui éprouverait cette impression.
- Par exemple, Les sentiments du capitalisme, Seuil, 2006.
- Publié dans le numéro : 97
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- Du même auteur : Jill Magid au M Museum, Marc-Camille Chaimowicz au Wiels , Lucy Raven, Hanne Lippard, Matthew Angelo Harrison,
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