Les réplicants
Liés à la monstration des œuvres ou à la médiation des publics, les outils courants de politique muséale, comme la vitrine par exemple, sont souvent l’objet d’une réappropriation de la part des artistes. Généralement utilisée dans une perspective historique, scientifique ou anthropologique, la reconstitution permet aux visiteurs des musées, par un parti pris didactique, de découvrir la monumentalité et l’inventivité d’une architecture disparue, le mécanisme d’une technique obsolète ou les pratiques d’une civilisation
lointaine. Développée depuis quelques dizaines d’années seulement, la reconstitution historique ou reenactment vise quant à elle à rejouer, selon les codes du spectacle vivant, un événement ou une époque en reproduisant le plus scrupuleusement possible les objets, vêtements, ou mobilier d’origine. Une reconstitution se définirait ainsi dans un rapport de fidélité à la réalité, permettant aux spectateurs de vivre un récit historique dans une perspective aussi éducative que spectaculaire.
Certains artistes contemporains semblent s’emparer des enjeux inhérents à la reconstitution, non pas dans un rapport à l’histoire de l’art ou pour interroger la figure de l’auteur et la nature reproductible d’une œuvre, mais pour s’inscrire d’emblée dans la réalité. Si la pratique vivante du reenactment trouve son expression à travers la performance, généralement sur le mode d’une réinterprétation décalée et ironique, le
versant muséal de la reconstitution séduit également les artistes, qui n’hésitent pas à reproduire objectivement la toile de fond d’un événement, dans le cadre d’œuvres répondant a priori aux critères de la sculpture. En 2007, à la Tate Britain, Mark Wallinger présente ainsi State Britain, méticuleuse réplique du campement de fortune installé, cinq années durant, devant le palais de Westminster à Londres par le militant pacifiste Brian Haw pour dénoncer la guerre en Irak. L’œuvre de ce Young British Artist reproduit dans les moindres détails la cohorte de banderoles, slogans, photographies d’enfants mutilés, caricatures et poupées sanguinolentes qui constituaient le QG de l’activiste délogé en 2006 sous couvert de nouvelles mesures anti-terroristes. Wallinger fait ainsi passer la contestation de l’espace public au territoire neutre de l’institution artistique, trouvant dans un événement de l’histoire récente matière à dénoncer la restriction de la liberté d’expression en Angleterre.
Organisée au Palais de Tokyo fin 2009, l’exposition Chasing Napoleon comprend deux cas exemplaires de reconstitution. Spider Hole de Christoph Büchel est décrit comme une « sculpture hyperréaliste aux allures de trouvaille archéologique ». Constituée d’argile, de briques et de racines, cette œuvre reproduit à échelle 1 la cachette dans laquelle Saddam Hussein fut capturé en 2003 par les troupes américaines et dont l’image a largement été relayée par les médias du monde entier. Büchel permet ainsi au spectateur de vivre physiquement ce qui n’était jusqu’alors qu’une information visuelle impalpable, allant jusqu’à l’inviter à pénétrer, non sans ambiguïtés ni portée critique, dans la cavité reconstituée pour constater les conditions de vie du Raïs en fuite, comme s’il visitait un monument historiquelors d’un séjour touristique.
Maître en contrefaçon et simulacre, Robert Kusmirowski présente quant à lui Unacabine, la réplique de la cabane dans laquelle vivait, au milieu d’une forêt du Montana, le terroriste américain proche des théories anarcho-primitivistes Theodore Kaczynski. Suite à la chasse à l’homme la plus coûteuse de l’histoire du FBI, cet ancien mathématicien, surnommé Unabomber, est arrêté et sa cabane saisie comme pièce à conviction, stockée sous un hangar du FBI pour les besoins de l’investigation. En exposant sa réplique à l’intérieur de l’espace d’exposition plutôt qu’en extérieur, Kusmirowski amène le spectateur sur le terrain de l’enquête et du mystère tout en symbolisant la mise au secret d’une vision alternative, aussi violente soit-elle, de notre société.
Ces quelques exemples permettent d’appréhender l’objectif évident de l’œuvre-réplique : introduire un objet chargé d’une histoire singulière dans un contexte spatial, culturel et temporel différent, c’est-à-dire le déterritorialiser. Un rapide regard pourrait assimiler ces œuvres à des ready-made, dont le principe est de prélever un élément du quotidien pour le transformer, par la volonté de l’artiste, en œuvre d’art. Ces objets ne recouvrent cependant aucune « existence sociale » préalable, mais constituent des doubles, des copies d’une réalité inaccessible. Ils jouent l’illusion du vrai, sans toutefois offrir la véritable possibilité de comparer l’original à sa réplique. Ce réalisme artistique trouve une certaine résonnance avec une nouvelle co-écrite par Borges et Bioy Casares, dans laquelle l’écrivain fictif Ramon Bonavena, après avoir consacré plusieurs tomes à la description minutieuse des objets situés dans l’angle nord-nord-ouest de son bureau, consent au sacrifice de détruire l’ensemble des sources de ses descriptions, afin que personne ne succombe à la tentation de les juger en fonction de leur plus ou moins grande fidélité au réel (). Malgré cette mise à distance, le référent reste omniprésent dans les pièces de Wallinger, Kusmirowski et Büchel. Il est la matière d’une œuvre qui se constitue dès lors selon l’une des plus anciennes aspirations de l’art, l’imitation. Ainsi, en dépit de son apparence sculpturale, la reconstitution d’artiste se révèle autant, et peut-être avant tout, comme une image de la réalité.
L’œuvre-réplique est également traversée par les notions de monument et de document. Unacabine de Kusmirowski, par exemple, se présente sous la forme d’une source, aussi fausse soit-elle, à partir de laquelle le spectateur peut extraire un certain nombre d’informations concernant l’histoire personnelle de Theodore Kaczynski, sa conception du monde ou ses conditions de vie quotidienne, en même temps qu’elle incarne physiquement le symbole paradigmatique d’un mode de vie alternatif. Une fois exposée dans un espace dédié à l’art, c’est cette valeur symbolique et monumentale qui définit pour une grande part le sens de l’œuvre, risquant par la même une réification qui en annulerait la portée critique. Au même titre que la reconstitution muséale ou vivante, l’œuvre-réplique recouvre ainsi une dimension à la fois didactique et spectaculaire. L’aspect collectif des jeux de rôles du reenactment cède la place à l’expérience et à la prise de conscience individuelle du spectateur, devenu le protagoniste potentiel d’une enquête du FBI ou de l’exploration de la cachette de Saddam Hussein.
Certains artistes ont recours à la reconstitution selon un mode qui pourrait rappeler les principes de l’œuvre-réplique mais qui s’en distinguent cependant autant sur la forme que sur le fond. En 2008, Mike Kelley présente au Wiels à Bruxelles Educational Complex Onwards, 1995-2008, une exposition rétrospective consacrée à son travail des dix dernières années. Pièce centrale de l’accrochage, Educational Complex rassemble les maquettes des différents établissements scolaires que l’artiste a fréquentés. Leur reconstitution s’est faite à partir de ses souvenirs, en intégrant sciemment les hésitations, les déformations
ou les fantasmes d’une mémoire contrainte par l’oubli, symbolisé par les surfaces blanches des constructions miniatures. Mike Kelley s’appuie ainsi sur des éléments autobiographiques pour questionner, dans une perspective très foucaldienne, les mécanismes du pouvoir, la violence du formatage éducatif et la permanence des traumatismes subis.
Exposé à la Synagogue de Delme en 2008, Le Lotissement de Julien Prévieux est constitué de maquettes à échelle réduite de cabanes ou de garages, architectures vernaculaires et solitaires sans fondations dans lesquelles écrivain, musicien ou philosophe célèbres se retiraient pour travailler. Si chaque maquette compose un portrait indirect de la personnalité à laquelle elle est associée, leur regroupement permet de les réactiver par une dynamique d’ensemble, dans le cadre d’un projet d’urbanisme utopique dédié à la pensée et à ses modes d’apparition.
Ces deux œuvres mettent en lumière un recours à la maquette qui se révèle bien plus complexe et passionnant que l’œuvre-réplique. Le lien qu’elle entretient avec le réel, avec son référent d’origine, ne relève ni de l’illusionnisme ni de la copie parfaite. La réduction d’échelle et le lissage des détails témoignent du déplacement de l’enjeu de la reconstitution, de la véracité à la ressemblance. Educational Complex et Le Lotissement évoquent à première vue une esthétique de politique pédagogique et patrimoniale, mais s’en libère cependant par l’introduction dans leur rapport au réel de souvenirs et de fantasmes. Les deux œuvres proposent ainsi un aménagement du territoire impossible, qui réunit en un seul lieu des temporalités et des espaces inconciliables. Si la dimension documentaire demeure présente – la réalisation du Lotissement a été précédée par la constitution d’une archive structurée sur le sujet, dont la trace reste palpable dans l’installation – et si elles conservent une valeur de monument à la pensée, à l’architecture mineure ou à la critique des outils du pouvoir, les reconstitutions de Kelley et Prévieux ne constituent pas la finalité de l’œuvre. La maquette reste en effet l’outil d’une mise en projet, d’un horizon évolutif capable de produire, à partir d’un référent jamais totalement congédié, un discours et une existence autonome. Elle ne produit pas une image du réel, mais dessine les contours d’un territoire mental.
(1) Jorge Luis Borges, Adolfo Bioy Casares, « Un après-midi avec Bonavena » in Chroniques de Bustos Domecq, Paris, Denoël, 1999.
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THE REPLICANTS
By Raphaël Brunnel
Associated with the showing of works and the go-between role of different kinds of public, the current tools of museum policy, like the show-case, for example, often involve reappropriation by artists. Generally used in a historical, scientific and anthropological way, the re-enactment, through a didactic decision, enables museum visitorsto discover the monumentality and inventiveness of a vanished architecture, the mechanism of an obsolete technique, or the practices of a distant civilization. Developed over just a few decades, the historical re-enactment, for its part, aims at using the codes of the live spectacle to re-enact an event or a period by reproducing as scrupulously as possible the original objects, clothes and furnishings. A re-enactment is thus defined in a relation of faithfulness to reality, permitting spectators to live a historical narrative in a way that is as educational as it is spectacular.
Some contemporary artists seem to appropriate the challenges inherent to the re-enactment, not in a relation to art history or to question the figure of the author and the reproducible nature of a work, but to be immediately included in reality. If the living practice of re-enactment is expressed through the performance, usually in the manner of an off-kilter and ironical re-interpretation, the museum side of the re-enactment also seduces artists, who do not shrink from objectively reproducing the back-drop of an event, within the framework of works responding a priori to the criteria of sculpture. In 2007, at Tate Britain, Mark Wallinger thus showed State Britain, a painstaking replica of the makeshift camp set up for five years outside the Palace of Westminster in London by the pacifist militant Brian Haw to denounce the war in Iraq. The work of this YBA—Young British Artist—reproduced down to the tiniest detail the horde of banners, slogans, photographs of mutilated children, caricatures and gory dolls which formed the HQ of the activist who was moved along in 2006 in the guise of applying new anti-terrorist measures. Wallinger thus shifts protest in the public place to the neutral territory of the artistic institution, finding in an event of recent history the stuff needed to rail against restrictions on freedom of expression in England.
Organized at the Palais de Tokyo in late 2009, the exhibition “Chasing Napoleon” includes two good examples of re-enactment.Christoph Büchel’s Spider Hole is described as a “hyperrealist sculpture looking like an archaeological find”. Made of clay, bricks and roots, this work reproduces on a 1:1 scale the hideout where Saddam Hussein was captured in 2003 by American troops—his picture having been wired all over the world by the media. Büchel thus enables viewers to physically experience what was hitherto just an intangible item of visual information, even going so far as to invite them, not without ambiguity and critical impact, to venture into the reconstructed hole to see for themselves the living conditions of the Rais on the run, as if they were visiting a historic monument during a tourist trip.
As a master of forgery and simulacrum, Robert Kusmirowski for his part presents Unacabine, the replica of the cabin in the middle of a forest in Montana, where the American terrorist Theodore Kaczynski, who espoused anarcho-primitivist theories, lived. After the most expensive manhunt in the FBI’s history, the former mathematician, nicknamed the Unabomber, was arrested and his cabin was seized as evidence and kept in an FBI hangar for the subsequent investigation. By exhibiting its replica inside rather than outside the exhibition venue, Kusmirowski takes the viewer onto the terrain of inquiry and mystery while at the same time symbolizing the secretiveness of an alternative, albeit violent, vision of our society.
These few examples help us to gasp the evident aim of the replica-work: introducing an object charged with a particular history into a different spatial, cultural and time-related context, otherwise put, deterritorializing it. A swift look might liken these works to readymades, whose principle involves taking something out of the everyday round and transforming it, at the artist’s wish, into a work of art. But these objects do not encompass any previous“social existence”; rather, they constitute doubles, copies of an inaccessible reality. They play on the illusion of the true and the real, but without offering the real possibility of comparing the original to its replica. This artistic realism finds a certain echo in a short story written by Borges and Bioy Casares, in which the fictitious writer Ramon Bonavena, who has devoted several volumes to the detailed description of the objects located in the north-north-west corner of his desk, agrees to the sacrifice implicit in destroying all the sources of his descriptions, so that nobody will succumb to the temptation ofjudging them on the basis of their fidelity, close or otherwise, to the real1. Despite this distancing, the referent remains ubiquitous in the works of Wallinger, Kusmirowski and Büchel. It is the stuff of a work which is now formed in accordance with one of the oldest aspirations of art: imitation. So in spite of its sculptural appearance, the artist’s re-enactment turns out to be just as much—and perhaps above all–an image of reality.
The replica-work is also permeated by notions of monument and document; Kusmirowski’s Unacabine, for example, is presented in the form of a source, albeit a phoney one, based on which the viewer can extract a certain amount of information about Theodore Kaczynski’s personal history, his conception of the world, and his daily living conditions, at the same time as it physically incarnates the paradigmatic symbol of an alternative way of life. Once displayed in a space dedicated to art, it is this symbolic and monumental value which largely defines the work’s meaning, hereby risking a reification which would do away with its critical impact. Just like the museum or live re-enactment, the replica-work thus encompasses an at once didactic and spectacular dimension. The collective aspect of the role-playing of the re-enactment gives way to the experience and the individual consciousness of the spectator, who has become the potential protagonist both of an FBI investigation and of the exploration of Saddam Hussein’s hideout.
Some artists have recourse to re-enactment using a method which might call to mind the principles of the replica-work but whichare nevertheless distinct as much in terms of style as of content. In 2008, at the Wiels in Brussels, Mike Kelley showed“Educational Complex Onwards, 1995-2008”, a retrospective show devoted to his work over the past ten years. As the central piece in the hanging, Educational Complex brought together the maquettes of the different schools attended by the artist. Their re-enactment was made based on his memories, by shrewdly incorporating the waverings, distortions and fantasies of a memory restricted by forgetfulness, symbolized by the white surfaces of the miniature constructions. Mike Kelley thus based his work on autobiographical factors to question, from a very Foucault-like angle, the mechanisms of power, the violence of educational formatting, and the permanence of the trauma suffered.
Exhibited at the Synagogue de Delme in 2008, Julien Prévieux’s Le lotissement consists of small scale models of cabins and garages, solitary, vernacular forms of architecture with no foundations in which famous writers, musicians and philosophers would retreat to work,. If each model forms an indirect portrait of the personality with which it is associated, their grouping together makes it possible to reactivate them through an overall dynamic, as part of a utopian city-planning project dedicated to thought and the way it appears.
These two works shed light on a use of the maquette which turns out to be much more complex and interesting than the replica-work. The link it has with reality, with its original referent, stems neither from illusionism nor from the perfect copy. The reduction in scale and the smoothing of details attest to the displacement of the challenge of the re-enactment, from veracity to resemblance. Educational Complex and Le lotissement conjure up, at first glance, an aesthetics of pedagogic and patrimonial politics, but they nevertheless shake free of them by the introduction of memories and fantasies into their relation to the real. The two works thus propose an impossible arrangement of the territory, which brings together in one and the same place time-frames and spaces which cannot be reconciled. If the documentary dimension remains present—the execution of Le lotissement was preceded by the formation of an archive organized around the subject, whose trace remains palpable in the installation–and if they retain a value pertaining to a monument to thought, to lesser architecture and to the criticism of the tools of power, the re-enactments of Kelley and Prévieux do not represent the work’s end purpose. The maquette actually remains the tool of a project, of a developing horizon capable of producing a discourse and an autonomous existence, based on a referent that is never altogether dismissed. It does not produce an image of the real, but draws the outlines of a mental territory.
1 Jorge Luis Borges, Adolfo Bioy Casares, “An Afternoon with Bonavena” in Chronicles of Bustos Domecq, 1976.
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- Du même auteur : [Dossier Allemagne] Alicja Kwade,
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