Mégane Brauer
SHOUT, SISTER, SHOUT
La Rose, Marseille, 28.08-03.10.2021
À l’instar d’un certain nombre de lieux qui apparaissent ces derniers mois au-delà du centre marseillais, et notamment dans les Quartiers Nord de la ville, La Rose est un espace créé par la curatrice et directrice du centre d’art contemporain d’intérêt national Triangle-Astérides Céline Kopp, l’artiste Wilfrid Almendra et les collectionneurs Emilien Chayia et Sébastien Peyret. Le lieu regroupe les associations Adelaïde et Atlantis et constitue l’atelier de l’artiste : un lieu d’art mais aussi un espace de travail donc, qui semble prôner une volonté de faire communauté autour de l’art, ses acteur·rices et ses multiples publics, ceux habitués des centres d’art comme ceux des quartiers les plus pauvres de Marseille où s’implante La Rose, dans le secteur éponyme. En ce sens, c’est tout logiquement que l’exposition inaugurale donne la parole à Mégane Brauer qui, précisément, consacre son travail à penser les questions de classe et à ériger une esthétique fondée sur les résidus et les symboles des populations les plus précaires, loin cependant de toute fétichisation. La jeune artiste, diplômée de l’Institut des Beaux-Arts de Besançon et installée à Marseille, a bénéficié d’une résidence d’artiste à Triangle-Astérides au printemps dernier et a rejoint les Ateliers de la Ville de Marseille pour la session 2021-2023.
SHOUT, SISTER, SHOUT s’élabore comme une exposition personnelle de l’artiste dont les œuvres sont mises en regard avec des créations issues des collections privées de deux des cofondateurs de La Rose : Eva Barto, Jesse Darling, Puppies Puppies, Heji Shin et Nora Turato participent dès lors à une communauté de solidarité qui dialogue avec Mégane Brauer, pour donner « la force d’une main serrée en poing », pour reprendre les mots des commissaires, Wilfrid Almendra et Céline Kopp. Cette sororité, organisant les idées de sabotage, de tactiques de fuite ou de confrontation, de stratégies d’épuisement ou de revendication, appuient la ligne directrice de l’exposition : elle sert à déployer la voix d’une lutte des classes, des mécanismes de domination, et une critique d’une société ultra-libérale fondée sur un capitalisme patriarcal. Ce type de capitalisme décrit par Silvia Federici doit se voir contrer par une forme de féminisme associant la lutte contre le sexisme et les discriminations à une véritable réappropriation des lieux et des moyens de la reproduction sociale : lieu de vie, lieu éducatif, lieu culturel, lieu de consommation sont somme toute les espaces qui doivent être infiltrés ou envahis, selon les stratégies de résistance choisies.
L’intérêt du travail de Mégane Brauer réside dans l’approche complexe qu’elle donne à cette voie, si ce n’est révolutionnaire, définitivement radicale : d’une part, ses formes plastiques se distinguent par une puissante mixité des supports et médiums utilisés qui semblent, de par leurs couleurs vives et les pratiques qui les organisent, le montage via le collage et l’assemblage, afficher une esthétique pop, et d’autre part, elle propose un travail textuel qui se déploie sur des photocopies simplement affichées ou des torchons stylisés (voir la série de Sans titre daté de 2021: (Aux cœurs qui s’arrêtent parce que ça suffit), (À toutes les bêtes traquées), (Aux ingrats)), qui interpelle par son écriture crue et acerbe, d’une intense honnêteté. L’aspect kitsch d’œuvres comme Mordre et tenir, chapitre 2, Phénotipe (2021), installation de spaghettis, paillettes et leds, ou La Fin de nous (2021) accumulant bouteilles peintes en jaune s’assimilant à des bouteilles d’huile accolées à des tournesols en plastique, attire, piège l’œil et se dialectise en regard des titres caustiques pour qui veut bien les lire : le lustre évanescent et flashy n’est autre que la poétisation d’un bien de première nécessité qui constitue majoritairement avec le riz et les pommes de terre la base de l’alimentation des classes populaires (mordre) et que, bien souvent, il s’agit de s’organiser, de rationner, de récupérer pour pouvoir tenir jusqu’à la fin du mois (tenir). La Fin de nous peut s’apprécier telle une autre esthétisation d’un bien de première nécessité, dans une dimension ici complétement fallacieuse de la transformation de la fleur à l’aliment (le tournesol en plastique, la bouteille d’huile reconstituée qui devient elle-même une image). Néanmoins, en discutant avec l’artiste, on apprend qu’il s’agit aussi d’une référence à un événement passé dans un magasin hard-discount qui annulait toutes les promotions sur les bouteilles d’huile, autre base alimentaire : La Fin de nous ferait ainsi référence à l’enlisement progressif de ces classes les plus précaires, invisibilisées et méprisées. De même, Ce qu’on nous donne à manger (2016), work-in-progress des années étudiantes de l’artiste, dont l’accrochage n’est pas sans rappeler celui de From Apple to Kleptomaniac de Trevor Paglen au V-A-C Zattere en 2019 à Venise dans une version artisanale moins léchée et où règnent surenchère visuelle et disparité des matériaux, propose comme l’œuvre de l’Américain une représentation du monde basé sur une collecte systématique de données. Ici, cependant, cet atlas mnémosyne de la pauvreté, de l’urgence et de la surconsommation n’est pas extraite d’une banque de données mais provient du geste de l’artiste qui compilait des objets liés à la consommation de masse, journaux, magazines, livres trouvés dans des magasins hard-discount, grossistes et autres lieux de récupération.
En élaborant l’imaginaire de son travail comme un répertoire de biens de consommation de masse, de produits ou d’objets liés au commerce hard-discount, l’artiste érige la culture des classes ouvrières comme productrice d’artefacts dotés d’une beauté et d’une force qu’elle souhaite ici à même de véhiculer l’idée d’une lutte, d’une rage capable de libérer une puissance émancipatrice et revendicatrice, fondatrice d’un « poor power ». Si ce n’est pas un parti-pris affiché, le travail de Mégane Brauer propose une réflexion plastique en lien avec le discours qu’elle sous-tend et tente de transcender l’écueil du monde culturel et universitaire qui continuerait à produire une critique à un public spécialisé « avec lequel il partage un langage commun enraciné dans les grands récits qu’il prétend remettre en question1 » : les éléments qui constituent son œuvre ne sont autres que ceux faisant l’objet d’un mépris de classe…
Exposer un tel travail pour l’inauguration d’un lieu d’art du 13e arrondissement de Marseille n’est pas anodin : le dialogue de Mégane Brauer avec d’autres artistes illustre l’importance de créer des espaces de rencontre, d’hospitalité et d’accueil des différentes communautés. Par ailleurs, osons un rapprochement : si l’on associe souvent les tâches de l’artiste à celles des chercheur·euses, son statut peut dangereusement s’assimiler ces dernières années, pour certain·es, à celui des classes les plus précaires. Le laboratoire d’idées et d’expérimentations exaltées par la production de savoirs et des formes critiques qu’est le monde de l’art serait, au final, peu épargné et ne serait, lui aussi, que le lieu d’une oppression multiple, où règnent concurrence, précarisation et discrimination au sein des formations sociales (classe, genre, race), qui, au même titre que la société, doit conduire à une reconfiguration des normes pour contrer la (re)prodution des inégalités sociales.
- Cf. bell hooks, Yearning : Race, Gender, and Cultural Politics, 1990, cité par Estelle Ferrarese, « bell hooks et le politique. La lutte, la souffrance et l’amour », Cahiers du Genre, vol. 52, no. 1, 2012.
Image en une : Vue de SHOUT, SISTER, SHOUT! Exposition personnelle de Mégane Brauer, La Rose, Marseille, 2021. Détail : Mégane Brauer, La fin de nous, 2021. Courtesy de l’artiste. Photo©Jean Christophe Lett
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- Du même auteur : Floryan Varennes, PARKING, Diane Guyot de Saint-Michel, Littératures hors du livre et poésie derrière l’écran, Genesis Breyer P-Orridge,
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