Les Trois Mouseketeers – Tout pour rien

par Clémentine Proby

Fabienne Audéoud, Dan Mitchell et John Russell

CAC – La Synagogue de Delme

26.02 – 29.05.2022

« La synagogue de Delme a été profanée. Un trio de délinquants a placardé des centaines de posters obscènes et de peintures laides sur ses murs diaphanes. Des mannequins traînent dans les coins. Une botte d’asperges gonflables est pendue au-dessus d’un immense déambulateur. Consternant. »

Dans une autre vie, cela aurait pu être une coupure tirée du canard du coin sur l’exposition « Les Trois Mouseketeers – Tout pour rien », présentée par Fabienne Audéoud, Dan Mitchell et John Russell au CAC – La Synagogue de Delme. Complices de longue date, les trois artistes se sont rencontrés à Londres, dans les années 1990, à l’écart des Young British Artists qui se muèrent en artistes-stars[i]. La cinquantaine bien tassée, ils se retrouvent pour une exposition collaborative impertinente et foisonnante dans cet ancien lieu de culte reconverti en centre d’art. L’affiche et le communiqué de presse – « écrit » en couinements de souris – annoncent d’office la couleur : nous sommes dans un grand détournement mené par trois rongeurs, avatars malicieux des artistes.

L’exposition aborde par l’humour des sujets politiques et sociaux, en se moquant des hiérarchies communément établies. Elle mêle et malmène une multitude de références tant à l’histoire de l’art qu’au néolibéralisme exacerbé, en passant par la pop culture – rappelant l’intense flot d’informations caractéristique de l’ère d’Internet. Le titre, « Les Trois Mouseketeers », évoque ainsi, pêle-mêle : le roman de cape et d’épée d’Alexandre Dumas[ii], monstre sacré de la littérature française, une enseigne de supermarchés[iii], et le nom donné aux jeunes membres du Mickey Mouse Club sur Disney Channel[iv], qui a lancé Britney Spears ou encore Justin Timberlake.

Vue de l’exposition Les Trois Mouseketeers – Tout Pour Rien de Fabienne Audéoud – Dan Mitchell – John Russell, centre d’art contemporain – la synagogue de Delme, 2022. Photo : OH Dancy. 

Le marché de l’art contemporain, en particulier, y est subtilement critiqué. Fabienne Audéoud agit même directement sur ce système élitiste, qui réserve l’art à une frange nantie de la population, en vendant chaque œuvre de sa série de « Peintures Marrons » pour la modique somme de deux euros. Ces peintures, réalisées à partir de toiles et de pigments récupérés dans son atelier, recouvrent l’ancienne synagogue du sol au plafond. Décrites comme des « peintures abstraites terreuses post-apocalyptiques[v] », elles sont le fruit d’un grand mélange de couleurs se fondant en un brun abstrait, au sein duquel se dégage parfois un sourire coquin. On peut également y voir un clin d’œil à la tendance des bad paintings[vi] qui s’arrachent en galeries. Les mannequins enfants et adultes qui peuplent l’exposition sont par ailleurs vêtus de costumes trois pièces grâce à un sponsor exclusif : la boutique Nagel, située à Puttelange-aux-Lacs, à une cinquantaine de kilomètres de Delme. On pense en ricanant à l’artwashing[vii] pratiqué par des maisons de luxe telles que Gucci ou Balenciaga pour se donner une image subversive. 

Des asperges gonflables, réunies en une énorme botte pendue au dôme du bâtiment, et celle posée toute seule à l’étage, font elles aussi référence à l’économie et aux systèmes d’attribution de la valeur dans l’histoire de l’art. Elles font ainsi écho à une fameuse anecdote, celle qui a vu Édouard Manet adresser au collectionneur Charles Ephrussi une peinture représentant une seule asperge – composition peu conforme aux canons de l’époque – pour le remercier de l’avoir payé trop généreusement pour la commande d’une nature morte dépeignant une botte d’asperges. Le tableau, aujourd’hui considéré comme avant-gardiste, était accompagné du mot « il vous en manquait une ». Rappel, en quelque sorte, que l’art est avant tout une histoire de sous, hier comme aujourd’hui. Dan Mitchell reprend ce symbole, en le transformant en un objet un peu grotesque, qui rappelle les bananes tractées dans les stations nautiques. 

Vue de l’exposition Les Trois Mouseketeers – Tout Pour Rien de Fabienne Audéoud – Dan Mitchell – John Russell, centre d’art contemporain – la synagogue de Delme, 2022. Photo : OH Dancy. 

On retrouve ce ton profane dans les affiches de Dan Mitchell et John Russell, placardées sur les murs dans un agencement assez peu muséal. Comme des poèmes visuels, elles mettent en relation des mots et des images qui sont à première vue en décalage, interrogeant notre relation à Internet, à la consommation ou encore aux rapports de classe. Les posters de Dan Mitchell scandent des slogans parfois glaçants, parfois juste grinçants, mais toujours familiers : « Nous vivons dans ton esprit – Thérapie disponible à la caisse », « Le bon style de vie est la liberté ». Ils pourraient être le fruit d’une campagne marketing ultra-capitaliste menée par des militants startupers

Sur l’estrade centrale, d’où on lisait auparavant la Torah, se trouve un podium de danse surmonté d’un déambulateur géant. Il trône, métallique et solide, comme une statue en hommage au troisième âge. Une catégorie de la population, qui, bien que de plus en plus nombreuse, tend à être négligée voire dissimulée par un système capitaliste qui célèbre la jeunesse et l’énergie. L’œuvre de John Russell fait tristement écho à l’actualité, coïncidant avec les récentes révélations de maltraitances au sein de plusieurs grands groupes d’Ehpad en France[viii]. Et si, comme l’écrit Franco Bifo Berardi, la sénilité était une métaphore utile pour comprendre l’intensification des mouvements suprématistes en Occident[ix] ? 

On sort des « Trois Mouseketeers » dans un état paradoxal : plein de réflexions mais aussi un peu plus cynique. Une sorte de désespoir exalté. Les artistes se sont amusés, et ça se voit. Trois vieux punks qui sabotent un système corrompu en riant, avant sa fatale autodestruction. Et puis, une pointe d’espoir : si la petite bête ne mange pas la grosse, elle peut certainement lui nuire.


[i] Un groupe d’artistes mené notamment par Damian Hirst et Sarah Lucas, alors étudiants à Londres, qui bouscula les codes de la scène de l’art des années 1990 par leur approche entrepreneuriale et leur « stratégie du choc ».

[ii] Alexandre Dumas (père), Les Trois Mousquetaires, 1844 (première édition).

[iii] Le groupe de distribution français « Les Trois Mousquetaires ».

[iv] Les enfants du club étaient appelés des Mouseketeers.

[v] Aide à la visite, « Les Trois Mouseketeers – Tout pour rien », du 26 février au 29 mai 2022 au CAC – La Synagogue de Delme.

[vi] L’expression « bad painting » fait référence à l’exposition éponyme au New Museum de New York, en 1978, qui présentait des peintures figuratives de facture grossière. Ce registre connaît un regain d’intérêt depuis quelques années.

[vii] Le terme « artwashing » désigne l’utilisation marketing de l’art pour justifier ou camoufler les actions pernicieuses d’une entreprise ou d’une organisation.

[viii] Notamment l’affaire Orpea, révélée dans le livre de Jean-Claude Brdenk, Les Fossoyeurs, Fayard, 2022.

[ix] Franco Bifo Berardi, “Desire, Pleasure, Senility, and Evolution”, e-flux Issue #106, 2020. https://www.e-flux.com/journal/106/312516/desire-pleasure-senility-and-evolution/. Consulté le 10 mars 2022.

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Image en une : Vue de l’exposition Les Trois Mouseketeers – Tout Pour Rien de Fabienne Audéoud – Dan Mitchell – John Russell, centre d’art contemporain – la synagogue de Delme, 2022. Photo : OH Dancy. 

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