r e v i e w s

Jimmy Robert

par Guillaume Lasserre

« Appui, tendu, renversé »

Crac Occitanie

8.10.2021 – 6.02.2022

Fruit d’une collaboration entre trois institutions[1], l’importante exposition monographique consacrée à Jimmy Robert au Crac Occitanie, à Sète, est la première de cette ampleur en France. Intitulée « Appui, tendu, renversé », elle offre un large panorama de la production de l’artiste à la faveur d’un corpus d’œuvres venant couvrir vingt années de création.

Jimmy Robert place l’identité et la représentation du corps noir au cœur de son travail plastique. Né en 1975 à Saint-Claude, en Guadeloupe, l’artiste grandit en métropole avant de partir étudier au Goldsmiths College de Londres et à la Rijksakademie d’Amsterdam. Il vit et travaille aujourd’hui à Berlin, enseignant à l’UDK, l’Universität der Künste. Photographies, vidéos, sculptures, textes et œuvres sur papier composent une œuvre protéiforme, presque entièrement présentée sous la forme d’installations imbriquant ces divers médiums. Jimmy Robert est aussi connu pour ses performances, avec lesquelles il interroge la visibilité des afro-descendants dans l’histoire de l’art. La question du corps, racisé, queer, est au centre de sa démarche. L’exposition fourmille d’œuvres sur papier, pour lesquelles l’artiste nourrit une véritable obsession. Il sculpte la matière, effectue un travail sur la découpe, le recadre pour donner à voir un corps en traduction, fragmenté, décalé. Il aborde des textures telles que le tissu, le bois, le cuir ou le velours comme s’il s’agissait de la peau, révélant leur grande sensualité, suggérant une érotique des matières et des surfaces.

Sa pratique de réappropriation, de copie et de citation, lui permet de se constituer une filiation choisie. L’artiste s’inspire de la danse post-moderne ; plus particulièrement du Judson Dance Group, dont Yvonne Rainer est une des fondatrices, et dont il reprend le Trio A[2] (1966). Ce dernier sous-tend une idée démocratique de la danse, accessible à tous et ne réclamant pas de compétences préalables. Cette reprise est pour l’artiste l’occasion d’affirmer une posture d’amateur. Marie Cozette, directrice du centre d’art et commissaire de l’exposition, a privilégié un accrochage sensible plutôt que chronologique, donnant beaucoup de souffle et de respiration aux œuvres. L’exposition s’ouvre avec deux toiles sur soie, tout en transparence, qui invitent à regarder les œuvres à travers les filtres qu’elles composent. Sur le tissu cristallin, Jimmy Robert reporte deux dessins de l’artiste belgo-roumain Idel Ianchelevici (1909-1994) exécutés lors d’un voyage au Congo au début des années soixante. Les recopiant, il en prolonge toutefois les lignes des corps avec une grande douceur dans les traits, donnant aux personnages une allure très androgyne, pour mieux questionner l’ambivalence du regard colonial. Au centre de l’espace, Agon,œuvre composite, fait référence au ballet néoclassique éponyme de 1957 chorégraphié par George Balanchine, sur une musique composée spécialement par Igor Stravinsky. Le spectacle inclut pour la première fois dans l’histoire de la danse un homme noir[3]. Jimmy Robert propose une mise en dialogue entre ces figures ténues, marginales dans l’histoire de l’art du siècle dernier.

Jimmy Robert, Sans titre (Ompdrailles), 2013.
Tirage jet d’encre. Dimensions : 110 x 150 cm. Courtesy de l’artiste, des galeries Stitger Van Doesburg, Amsterdam et Tanya Leighton, Berlin.

L’artiste considère l’image photographique comme un objet, une installation en tant que telle, à l’instar de Sans titre (Ompdrailles) (2013), qui le représente le corps effondré au pied d’une sculpture monumentale[4] figurant deux lutteurs en équilibre précaire dont on ne sait s’ils se poussent ou se retiennent. C’est à ce moment de suspension de la chute que répond le corps écroulé de Jimmy Robert. Le tirage de grand format est présenté plié en deux, simplement posé sur un tube sortant à la perpendiculaire du mur. D’un côté sont visibles les lutteurs en bronze, de l’autre l’artiste, qui prolonge la sculpture pour en proposer un nouveau récit, moins triomphant.

Dans Untitled (Belladonna) (2007), l’artiste étend une trainée de fusain sur le mur blanc du centre d’art : prolongation du noir de l’image, qui part de la représentation d’une belladone – plante dont les fruits sont noirs. Selon les usages, la fleur peut être soit un remède, soit un poison, et fut longtemps associée à des pratiques de magie noire. L’image vient ici intoxiquer le White Cube de son parfum.

Un ensemble de trois œuvres se réfère à Stanley Brouwn, connu pour avoir toujours refusé les écrits sur son travail et la reproduction de ses œuvres, et dont les seules références biographiques disponibles sont la date et le lieu de naissance : 1935, Panamaribo, Surinam. Une table sur tréteaux présente la réplique de la lettre adressée à Brouwn par l’artiste en 2013, qui restera sans réponse – Brouwn étant décédé en 2017.

Jimmy Robert travaille la mesure du corps (le sien) par le collage et le fragment. La question du débord et l’idée de contamination au-delà du cadre apparaissent prépondérantes. Dans la vidéo L’éducation sentimentale, il revisite quelques-unes des performances de l’artiste Bas Jan Ader, artiste conceptuel mort en 1975 au cours d’une traversée en mer envisagée comme une œuvre d’art. Dans Sebastian, l’artiste prend son frère pour modèle et présente sa photographie légèrement décollée du mur, maintenue par une planche. S’il s’agit là d’un artifice, Jimmy Robert interroge la façon dont fonctionne l’image et dont tient un corps. Il se situe toujours dans une grande économie de moyens, assez modeste dans le dispositif.

Jimmy Robert – Untitled (Ompdrailles), 2013 – Appui, tendu, renversé au Crac Occitanie de Sète

Descendances du nu occupe la salle suivante. Composée d’un rideau, de deux images et d’un texte, l’œuvre est une référence directe au Nu descendant un escalier, tableau iconique peint par Marcel Duchamp en 1912. Jimmy Robert adjoint à cette figure tutélaire de père de l’art moderne des mères, artistes femmes américaines réputées pour leur travail de réappropriation qui se sont appliquées à leur tour à reproduire le motif du tableau de Duchamp : Elaine Sturtevant, Sherrie Levine et Louise Lawler. Le grand rideau transforme le lieu d’exposition en scène de théâtre. L’artiste y répète à l’infini un détail du tableau duchampien pour créer un motif. Le tout semble en sommeil, entre parenthèses, attendant, figé dans un entre-deux, une performance à venir ou qui a déjà eu lieu.

La salle suivante présente la première occurrence de la série « Plié », que l’on retrouve dans les derniers espaces de l’exposition. L’ensemble donne à voir une déclinaison de différents gestes de travail à partir d’une image. Chaque pièce est présentée au ras du sol, sur un plateau qui reçoit une photographie du corps de l’artiste froissée, pliée, cassée. Le cliché est donc glissant. Il y a là l’idée de la chute, de corps rampant. « Plié II » montre le corps de l’artiste dans un geste chorégraphique en suspens, qui nous échappe dans sa totalité. Trois autres occurrences reprenant ce même principe de l’image d’un corps en recomposition permanente sont présentées plus loin.

Joie noire est, à l’origine, l’élément d’une performance exécutée il y a deux ans au Kunst-Werke, l’institut d’art contemporain de Berlin. Comment performer l’image et la remettre en jeu ? Comment détourner l’impossibilité de montrer ? Une photographie expose les mains de l’artiste qui tiennent la page d’un catalogue sur laquelle est reproduite la pièce Black AIDS #1 (1991), du collectif canadien General Idea. L’image est éclairée par intermittence, comme autant de pulsations d’un cœur qui la ferait vibrer. Les populations latinos et noires sont les plus touchées par le VIH dans les communautés gaies d’Amérique du Nord. Jimmy Robert nourrit une réflexion sur la communication et l’absence. Il découpe, froisse, recadre et sculpte les images, qu’il présente quasiment à terre, exposant le corps dans sa puissance fragile, en train de ployer ou de glisser, pour en proposer un autre regard. Il questionne le désir, dans des installations où chacun des éléments fait écho aux autres, entremêlant poésie et écriture, danse et images. Chez lui, le langage n’est jamais l’illustration de ce qui est montré. Il n’est ni neutre, ni universel. L’artiste porte sa propre histoire.


[1] Le Nottingham Contemporary et le Museion de Bolzano, qui ont accueilli l’exposition auparavant.

[2] La performance a lieu au Museum of Modern Art de New York en mars 2009. Les artistes plasticiens Jimmy Robert et Ian White, associés au danseur Pat Caterson, interprètent la chorégraphie devant la projection d’un enregistrement historique de la propre performance de Rainer, en 1978.

[3] Arthur Mitchell est le premier danseur noir à être engagé par le New York City Ballet et le seul jusqu’en 1970.

[4] La mort d’Ompdrailles. Le tombeau des lutteurs, groupe sculpté en 1892 par Charles Van der Stappen, est situé sur l’avenue Louise à Bruxelles.

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Image en une : Jimmy Robert – Untitled (Plié V), 2020 et Untitled (wall), 2015 – Appui, tendu, renversé au Crac Occitanie de Sète


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